À l’entrée de la gare de Genève, une conversation s’engage avec un mendiant. Depuis un accident de travail survenu il y a sept ans, il vit dans la rue. Connaît-il Noël Constant? La réponse fuse: «Évidemment! Un homme intelligent et qui a beaucoup fait pour Genève.» Peu le contesteront dans le canton. Certains le comparent même à l’abbé Pierre. «Toutes les villes ont un personnage dans mon genre», commente pour sa part tranquillement l’intéressé.
Né en 1939 à Mâcon, Noël passe une partie de son enfance dans la rue, avant d’être recueilli par les Frères de Taizé. À 18 ans, il part pour Abidjan. Un séjour initiatique. Ce sera ensuite trois années, très dures, d’engagement obligatoire en Algérie au sein d’un bataillon de parachutistes français en tant que radio. De retour en France, il accompagne un temps Frère Axel, de la Communauté de Taizé, dans sa mission d’aumônier de prison. Puis, par l’intermédiaire de celui-ci, il débarque à Genève en 1964 pour travailler à La Clairière, un centre de détention pour mineurs, et se former à l’Institut d’études sociales. Un univers professionnel dans lequel il finira par se sentir trop à l’étroit, préférant celui de la rue, ouvert sur le ciel.
Depuis les années 1980, Noël Constant concentre l’essentiel de son énergie à chercher des solutions concrètes aux problèmes de personnes mal ou non-logées. Sous son initiative, s’ouvre en 1986 la Coulou (à la rue de la Coulouvrenière), un lieu emblématique de l’accueil d’urgence. Dix ans plus tard, l’association Carrefour-Rue voit le jour. Ses réalisations depuis se sont enchaînées: distribution de repas au Jardin de Montbrilliant, édition du journal La feuille de trèfle, Point d’eau pour répondre aux demandes d’hygiène… et, derniers nés, hameaux d’habitation constitués de studios mobiles équipés.
C’est dans le jardin de la Villa Baulacre, siège de la Fondation Carrefour-Rue & Coulou, qu’il reçoit cath.ch à la mi-août 2023. Tantôt doux et taquin, tantôt concentré et sérieux, Noël Constant revisite volontiers son parcours.
Vous avez la réputation d’avoir la liberté chevillée au corps, ce qui vous permet de comprendre les besoins des personnes vivant dans la rue. Ce besoin d’espace semble remonter très loin chez vous.
Noël Constant: J’ai eu beaucoup de chance, j’ai vécu très libre. J’ai passé une partie de mon enfance dans la rue avec deux frères et une sœur à la mort de notre père. Ma mère ne pouvait pas s’occuper de nous. Nous allions de maison en maison pour manger. Les gens avaient tendance à vouloir nous garder chez eux. Nous, on se tirait, on n’avait pas envie de rester, ni de retourner à la maison. J’ai toujours eu peur d’être coincé. Par contre je n’ai pas peur de la liberté.
«J’ai toujours eu peur d’être coincé. Par contre je n’ai pas peur de la liberté.»
Et du manque?
Non plus. C’est peut-être ce qui m’a permis de vivre avec des populations complètement hors contrôle. Et à me sentir si bien en Afrique, où je me suis rendu jeune avec un frère de de Taizé. La façon des Africains de se lever tôt le matin, sans s’en faire, et de s’endormir avec l’espoir m’a vraiment plu. Ils me disaient: «Demain le soleil sera encore là!»
Comment vous définissez-vous par rapport aux règles institutionnelles?
Je n’ai jamais trop aimé les encadrements institutionnels qui veulent guider la vie de gens, celles des jeunes en particulier. Quand je travaillais à La Clairière, les éducateurs logeaient avec les gamins. Je savais dans quel bistro aller pour les remonter. J’étais très inspiré par la philosophie éducative d’Alexandre Neill, développée dans Libres enfants de Summerhill. Il dit que l’humain doit vivre libre, quel que soit le chemin qu’il choisit. Il faut qu’on arrête d’imposer des manières de vivre, de travailler.
Il y avait en Afrique un pasteur médecin. Il courait les campagnes pour visiter des églises et des dispensaires dispersées, et je l’accompagnais sans être attaché à une Église quelconque. Il avait fait écrire sur tous les bâtiments: «Je ne te demande ni ton nom ni d’où tu viens, mais dis-moi ton mal.» Cette phrase m’a fortement impressionné et me marque encore.
Partout où je suis allé, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il faut commencer par donner son identité, dire d’où on vient, pourquoi on est là… Dans tous les organismes que j’ai mis en place, j’ai fait en sorte de ne pas me laisser avaler par ces règles, pour permettre à ceux qui y passent de rester libres. Le Bureau des habitants (ndr: aujourd’hui Office cantonal de la population et des migrations) voulait que je remplisse des fiches sur les gens qui logeaient à la Coulou. J’ai été voir son directeur et je lui ai dis: «Non. Je ne demande ni leur nom ni d’où ils viennent, je sais juste qu’il leur faut un coin.» Et c’est passé! Parfois cependant on marche sur les œufs, car ces gens de passage n’ont pas toujours des papiers en règle.
Vous avez été recueilli à 8 ans, avec deux de vos frères et une vingtaine d’autres enfants, par les Frères de Taizé, en Bourgogne. Quel souvenir vous reste-t-il de ces années? Ont-elles influencé votre vie spirituelle?
Pas vraiment, même s’il reste un fond. Leurs chants m’ont porté et j’entends toujours les cloches sonner! Par contre, j’en garde un souvenir mitigé. Je suis resté en manque là-bas sur le plan affectif. Les frères voulaient créer une maison des gosses. Mais ils étaient préoccupés à construire leur communauté et nous offraient peu d’attention. Et les gens qui passaient pour s’occuper de la maison et nous faire l’école ne restaient jamais deux ans de suite.
En même temps, c’est ce qui m’a vraiment aidé à me développer à Taizé. Nous étions libres. Je pouvais dormir le soir sur un arbre à côté de la maison sans que cela ne pose problème. La seule chose que je ne voulais pas, c’était être en cage, être pris par une famille.
Vous êtes pourtant une personne de relations. Vous avez d’ailleurs créé des espaces de vie commune pour des personnes très précarisées.
C’est vrai, je me suis toujours mis dans des situations où je devais être avec des autres. Le monde s’est fragilisé au niveau humain avec nos nouveaux outils, comme les smartphones. Ils nous accaparent et nous éloignent d’une vie que l’on mènerait ensemble. Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est une vie collective. La ville est devenue une prison. Les nouveaux immeubles sont verrouillés de l’extérieur.
Avec Carrefour-Rue, on a mis en place des studios mobiles. Ce sont des lieux d’accueil pour les plus précarisés, où ils peuvent avoir à la fois un logement individuel et des contacts avec d’autres. On leur offre aussi le temps de rebondir à leur propre rythme. Même s’il ne faut pas rêver. Certains n’y arriveront pas. Demander au voisin s’il n’a pas du sel, ça ne se fait pas du jour au lendemain.
«Ce que je souhaite, c’est que dans chaque quartier il y ait des antennes où les gens puissent boire un café, sortir un moment de chez eux.»
Mais collectif ne veut pas dire entassés. Il ne faut surtout pas mettre les gens «hors circuit» les uns au-dessus des autres, comme dans les cités en France. Prenez le Jardin de Montbrillant, où 300 personnes viennent manger gratuitement les midis, dans un brassage perpétuel. Certaines ne s’en sortiront jamais, mais il faut leur permettre de vivre dignement. L’idée du repas, c’est comme un rendez-vous. Le problème, il y a toujours plus de monde. Et quand il y a trop de monde, on perd le contact, on tombe dans l’anonymat. Ce que je souhaite, c’est que dans chaque quartier il y ait des antennes où les gens puissent boire un café, manger gratuitement, sortir un moment de chez eux.
Vous semblez très patient…
Sans patience, il n’y a pas de vie. J’ai vu des mendiants dont certains étaient de vrais artistes, des petits génies. On ne prend pas le temps de connaître ces gens qui tendent la main. On les met de côté, en disant «ils sont précaires». Si on prend le temps, on peut trouver ce qui leur fait du bien, comme le Monsieur que vous avez croisé tantôt. Il donne un coup de main au jardin et ça le rend heureux. Il faut accepter ces gens avec leur marginalité, même si ce n’est pas simple.
Comment vous ressourcez-vous?
Je me prends des moments de solitude, pour m’arrêter, réfléchir. Ici, quand il y a beaucoup d’entretiens, je vais marcher un moment dans le parc. Quand je reviens, je suis libéré, à nouveau disponible. J’ai un slogan, que j’ai transmis à mon équipe pour faire un social différent: «Ce n’est pas du boulot!» C’est une participation à la vie. C’est une disponibilité intérieure qui dépasse le côté obligatoire du travail.
Un social principalement basé sur un accueil humaniste, qu’on pourrait aussi qualifier d’évangélique. Au vu de votre expérience à Taizé, êtes-vous en froid avec les Églises?
Pas du tout. Les premiers locaux de Carrefour-Rue se trouvaient d’ailleurs à la Mission intérieure de l’Église réformée, à la Salle centrale de la Madeleine. Ma femme était secrétaire au Conseil œcuménique des Églises (le COE, basé à Genève). Et il y a un clocher juste à côté de la Villa Baulacre (sourire). (Ndr: celui de l’espace Montbrillant qui accueille quatre communautés chrétiennes sous un même toit, dont la Pastorale des milieux ouverts de l’Église catholique de Genève).
J’ai aussi été impliqué dans l’aventure du Caré, aux côtés de l’abbé Jean-Marie Viénat, dont les locaux se trouvent sous l’église Sainte-Claire aux Acacias. J’ai interpellé à l’époque l’Église. Je voulais qu’on inverse les locaux, l’accueil en haut, l’église en dessous. Il y a tellement peu de paroissiens qui viennent pour la messe le dimanche! Et je trouvais aberrant que l’on nourrisse les gens dessous, comme si on voulait cacher la misère. Il faut les mettre dans la lumière. Mais je n’ai pas été suivi. C’était peut-être un peu innocent de ma part…
Je suis croyant, mais je n’ai pas besoin d’une croix, d’une église. Une présence suffit. Il faut arrêter de croire en un Dieu qui peut tout faire. Il nous laisse plutôt faire, je crois. Je suis en perpétuelle recherche, je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Mais je me dis qu’avec tout ce qu’on fait, ce qu’on vit, l’amour qu’on se donne, ce n’est pas possible qu’il n’y ait rien qui nous attende après. J’ai d’ailleurs senti parfois que je n’étais pas tout seul. (cath.ch/lb)
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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