Toute parole une répétition. Ce vers de la première ode de Paul Claudel, cité par le poète et traducteur Martin Rueff en introduction à une conférence donnée au printemps dernier à la Fondation Bodmer, fait entendre en quatre mots l’enjeu principal de toute traduction de la Bible: répéter la Parole sacrée consignée dans le Livre.
Qu’elles soient dues à des théologiens, des philologues ou des poètes du 2e, 16e ou 21e siècle, ces adaptations sont toujours «des traductions de traductions de paroles, des délégations de rappel de la parole première, des retraductions, des transactions, des captations», insiste Martin Rueff. Professeur de littérature française et comparée à l’Université de Genève, il a rappelé quelques-unes des nombreuses crises, tournants et retournements qu’a connus l’histoire de la traduction biblique.
Dès les premières traductions entre langues originelles (de l’hébreu au grec principalement), on assiste à une série d’opérations sémantiques et culturelles. La plus importante, «aux vertigineuses incidences théologiques», souligne le professeur Rueff, «a sans doute été de faire du nom propre de Yahvé Elohim un nom commun: Dieu».
Deux moment-clés de l’histoire de la traduction biblique montrent qu’il y a, dès le départ, une tension entre le désir de rendre compte le plus fidèlement – littéralement – possible de la Parole, et celui de se faire comprendre de son public – et donc d’adapter le texte en fonction. Ainsi la version en grec du texte hébraïque (la Torah) dite des Septante, produite en milieu juif hellénisé d’Égypte aux 3e-2e s. av. J.-C., fut-elle refusée par le judaïsme rabbinique au profit de celle d’Aquila (2e s.), beaucoup plus littérale.
Le deuxième moment évoqué par Martin Rueff est celui de la traduction par saint Jérôme (4e s.) de la Bible chrétienne, appelée alors Vieille Latine, qui regroupait l’Ancien et le Nouveau Testament. Complétée et remaniée par les disciples du moine, elle donna lieu à l’édition dite Vulgate. «Jérôme, qui avait utilisé les versions grecques et les commentaires des Pères qui les citaient, revendiqua hautement la veritas hebraica pour la traduction latine du Premier Testament», précise le conférencier.
«La Vulgate demeura jusqu’au 20e siècle le texte officiel de l’Église catholique, de préférence aux versions en langues anciennes et aux traductions en langues ›vulgaires’ européennes, déjà présentes au Moyen Âge.» Ces dernières ont néanmoins «puissamment contribué à la formation des langues littéraires européennes», en particulier en Allemagne, avec la traduction de la Bible par Luther, et en Angleterre, avec la King James de 1611.
Cette question de «l’authenticité» du texte revient en force à la Renaissance. Faut-il n’accorder valeur qu’aux Bibles en langues originelles ou à celle de la langue officielle de l’institution ecclésiale? Que penser dès lors des traductions dans les autres langues cibles «nationales»?
Orthodoxie théologique, exactitude linguistique et qualité littéraire restent toutefois encore au 16e siècle les piliers d’une traduction «honorable». Pierre Robert Olivétan, cousin de Jean Calvin et auteur de la première Bible en français, éditée à Neuchâtel, à partir des textes originaux en hébreu et en grec, évoquait la difficulté de «bien faire parler à l’éloquence hébraïque ou grecque le langage français (lequel n’est que barbarie au regard d’icelles), si que on voulait enseigner le doux rossignol à chanter le corbeau enroué».
Un siècle plus tard, l’abbaye de Port Royal définira en France la problématique en termes différents. «Même s’ils recourent au texte grec et dans une moindre mesure au texte hébreu, Sacy et ses collaborateurs gardent la Vulgate comme référence», souligne Martin Rueff. Pour le Père Sacy, l’idéal d’une traduction consiste néanmoins «à être plus belle que l’original si l’original n’est pas excellent pour le style et pour l’élégance». Le théologien Martin de Barcos, janséniste lui aussi, lui reprochera d’avoir fait parler bien poliment le Saint-Esprit «et d’avoir voulu ôter de ses écritures l’obscurité et la rudesse qu’il y a mis exprès».
Les obscura, pour Martin de Barcos, sont incontournables. «Dieu a voulu qu’il y ait beaucoup plus de lieux obscurs que de clairs et d’intelligibles à toutes sortes de personnes (…) témoignant par là qu’elles ont beaucoup besoin d’être exercées dans les peines et les mortifications pour pouvoir acquérir la vie éternelle. Ce sont les moyens et les instruments dont il se sert dans ce divin travail, mais il n’y a jamais employé la politesse ni la propreté du langage et il a choisi la simplicité et la rudesse.»
D’une certaine façon, la querelle des obscura résonne encore au 20e siècle, avec l’explosion des genres de traductions. Avec cette question sous-jacente: faut-il faciliter au maximum l’approche de la Parole (comme avec la fameuse Bible pour les nuls) ou préserver le langage parfois obscur du texte, qui sied à l’idée commune que l’on se fait de la poésie?
En deux générations, le tableau s’est complètement transformé. Les traducteurs de la Bible des siècles précédents étaient avant tout focalisés sur la nécessité de rendre la Parole. Aujourd’hui, la traduction est devenue une œuvre à part entière. «Babel n’est plus une malédiction», lance le conférencier.
«On assiste à une différenciation de ces objectifs que sont l’exactitude philologique, l’orthodoxie religieuse, l’évangélisation et la qualité littéraire. Cela aboutit à des pratiques de spécialisation traductrice et à des éditions différentes selon le niveau de culture ou les demandes des destinataires. Les unes vont faire porter l’accent sur le langage, les autres sur le texte.»
Si par le passé les approches de la Bible par des non-croyants (Spinoza, Richard Simon, Holbach, Voltaire) n’ont guère eu d’impact sur la réflexion traductologique, ce n’est plus le cas de nos jours. Car une autre polarisation s’est instaurée au 20e siècle, avec d’un côté les traductions liées aux croyances et institutions religieuses, et de l’autre celles qui partent de la Bible «objet culturel».
Mais tant les unes que les autres innovent dans leurs interprétations, souligne Martin Rueff, «grâce au développement des connaissances historiques et linguistiques sur l’univers biblique et sur son environnement proche-oriental».
Deux groupes se distinguent chez les traducteurs «croyants», précise le conférencier. Il y a tout d’abord ceux qui portent l’accent sur le langage. Soit qu’ils privilégient les langues de départ ou langues sources, comme André Chouraqui pour la Bible juive toute entière, soient les langues d’arrivée pour élargir le public et évangéliser. C’est le cas de la traduction de l’Alliance Biblique universelle dans le milieu protestant. «Là, on ne fait pas de différence entre Élohim et YHWH Élohim, uniformément rendus par Dieu ou le Seigneur. Les mots savants sont évités. Ombre est préféré à ténèbres, brise à souffle du jour.» Martin de Barcos y trouverait probablement à redire…
Le second groupe, note le professeur, «vise à reconstituer le langage du texte dans sa cohérence historique et théologique et cherche des solutions d’équilibre entre langues sources et langues cibles, en évitant à la fois les littéralismes et les transpositions approximatives». Et de citer la Bible d’Édouard Dhorme, dans la Bibliothèque de la Pléiade (dès 1956): Jean Grosjean, l’un de ses auteurs, plaidait pour une Bible ramenée «à sa simplicité âpre», afin de la rendre accessible à tous. Ou encore la Bible de Jérusalem (1955), élaborée sous la direction de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, celle d’Osty et Trinquet (1973), la T.O.B. (1976), la Bible de Segond révisée (1978)…
Une place particulière dans le paysage de la traduction biblique est accordée aux poètes par Martin Rueff, lui-même poète. Des poètes métaphysiques ont tenté de restituer l’intraduisible qui nous traverse. Interprétant parfois dans certaines de leurs œuvres des passages bibliques, ils leur ont rendu leur universalité. Ainsi de Gérard de Nerval qui, dans son poème Le Christ aux oliviers, dit l’angoisse de Jésus au moment de sa Passion.
«Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!
Gérard de Nerval
Le dieu manque à l’autel où je suis la victime…
Dieu n’est pas! Dieu n’est plus!» Mais ils dormaient toujours!…»
De larges passages de l’Ancien Testament ne reposent-t-ils pas en hébreu sur des formes poétiques, tels les Psaumes, le Cantique des Cantiques ou Job, que seuls les poètes seraient amènent de traduire correctement? Tout est source de poésie dans la Bible.
Impossible de ne pas rendre compte ici de la traduction de l’Ecclésiaste par Guido Ceronetti, poète piémontais des années 60, décédé en 2018. Les poètes ne visent pas uniquement la signification du texte original hébreu, défendait-il, ils veulent lui rendre sa structure, son effet poétique, sa rythmique. L’hébreu biblique ne connaît pas en effet le découpage vers/prose qui nous modèle. C’est ainsi que le fameux «vanité des vanités, tout est vanité» est devenu sous sa plume «Tout est fumée et manger le vent».
Dans la même veine, Martin Rueff signale la traduction des Psaumes par Henri Meschonnic. «J’ai découvert, expliquait ce poète français, en amateur et très tardivement, et sur un plan qui n’est pas celui du religieux – sans porter aucun jugement de quelque ordre que ce soit sur le religieux -, que ce que je lisais en hébreu n’avait rien à voir avec ce que je lisais en français.» Il se proposait ainsi de «déchristianiser» la traduction de la Bible, et il ménagea des blancs, des pauses, pour poser le Souffle, pour retrouver son rythme originel. (cath.ch/lb)
Colloque sur la traduction du sacré
La Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève (UNIGE) et l’Association des Amis de la Fondation Martin Bodmer ont organisé à Genève, du 23 au 25 mars 2023, un colloque intitulé La traduction du sacré. Martin Rueff, professeur de littérature française et comparée à l’UNIGE, y a donné une conférence intitulée La chair du verbe: les poètes et la traduction des textes sacrés.
Traducteur de l’italien, poète, critique et philosophe, Martin Rueff a contribué à l’édition des œuvres de Claude Lévi-Strauss et de Michel Foucault dans la «Bibliothèque de la Pléiade». Il est aussi rédacteur en chef de la revue Po&sie. LB
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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