L’air est encore frais en ce début de matinée de juillet dans la campagne bernoise. Au détour d’une haute et longue muraille, je découvre la silhouette massive du château de Villars-les-Moines (Münchenwiler), alors que le soleil commence à darder ses rayons au-dessus du toit. Le lierre habillant les façades donne à l’endroit une allure romantique et paisible. Sa vocation hôtelière n’apparaît qu’à l’occasion de la sortie d’un couple de touristes de l’un des bâtiments. En s’approchant de l’entrée, je découvre la carte de menu du restaurant. Dans cette propriété passée au 16e siècle du statut de prieuré à celui de château, les nourritures terrestres ont bien pris le pas sur les nourritures célestes.
Le complexe a malgré tout gardé une aura religieuse, notamment avec la conservation de son église, érigée par les moines clunisiens il y a environ 930 ans. Elle est aujourd’hui utilisée pour diverses manifestations culturelles, mais accueille encore des célébrations protestantes. Dans l’édifice, l’oeil du visiteur est attiré par quatre grandes peintures à l’huile, qui ornent le chœur. Provenant de la chapelle aménagée dans le château en 1886 par la famille de Graffenried-Villars, elles représentent Saint Benoît de Nursie, père du monachisme occidental, ainsi que trois grands abbés de Cluny.
L’abbaye bourguignonne est à l’origine du lieu. Elle y a érigé un prieuré en 1081, alors que les frères Giraldus et Rodulfus, seigneurs de Vilar (ancien nom de Villars-les-Moines), avaient légué l’entièreté de leur fortune et une partie de leurs biens, dont des terres, à Cluny, afin d’expier leurs péchés. Un destin clunisien interrompu par le pape Innocent VIII qui a détaché en 1485 Villars-les-Moines de l’abbaye pour la placer sous l’autorité de la Collégiale Saint-Vincent, à Berne.
Dans le cadre de la Réforme protestante, qui s’impose à Berne au 16e siècle, le prieuré passe à la propriété de l’Etat (1528). Le complexe devint un château en 1535, après que les deux exclaves de Villars-les-Moines et Clavaleyres furent vendues à Berne. Le lieu connaîtra ensuite plusieurs propriétaires, fera l’objet de nombreuses transformations, avant de devenir en 2002 un hôtel-restaurant.
Les restaurations qui se sont succédé sur le château ont mis en valeur le chœur et le transept de l’église romane, avec la tour construite à leur intersection. Les ailes sud et est du monastère sont conservées sur deux étages, avec la salle capitulaire et la partie sud du cloître, qui subsiste sous la forme d’une loggia.
Encore le temps d’admirer le joli jardin rappelant celui d’un cloître, qui borde le château, et me voilà reparti sur le tronçon de la ‘Via Cluny’ qui relie Villars-les-Moines à l’Île St-Pierre, au cœur du lac de Bienne.
Avec ses toits ocres pointant au-dessus du lac, un autre château, celui de Morat, s’offre rapidement à ma vue. Le randonneur peut passer à ses abords pour rejoindre les berges du lac surplombé par le Mont Vully. A partir du camping Muntelier, au nord de Morat, la marche se fait particulièrement agréable. Un chemin pédestre longe le lac jusqu’au village de Sugiez. L’ombrage de la forêt m’apporte une fraîcheur bienvenue alors que la chaleur augmente. Ma marche est accompagnée par la symphonie des oiseaux, forestiers et lacustres.
En bordure du chemin de copeaux, des plateformes de bois sont disponibles pour l’observation de la faune. Des panneaux notent que l’endroit abrite beaucoup de sangliers. Mais ce ne sont que les habituels canards, cygnes ou encore foulques qui daignent se montrer.
Au sortir de la forêt, le marcheur se trouve moins bien loti, avec l’obligation de traverser la région plate du Seeland de Sugiez à Cerlier (Erlach), la «porte» de l’Île Saint-Pierre. L’on se trouve certainement excusé de vouloir éviter ce trajet dépourvu de couverture arborée, longeant des routes à grand trafic et sans réel intérêt esthétique. Ces considérations me portent personnellement à choisir le bus.
Cerlier est une petite cité médiévale assez charmante, avec des maisons anciennes. En ce début d’après-midi, je m’engage ainsi encore plein d’entrain sur la route qui relie la localité à l’Île Saint-Pierre. Car, pour les lecteurs non avisés, malgré son nom, il ne s’agit pas (ou plus) d’une île. Elle est devenue en 1873 une presqu’île, suite à la correction des eaux du Jura, qui a abaissé le niveau du lac de Bienne et formé une bande de terre entre l’île et Cerlier.
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau, qui y a vécu au 18e siècle, la rejoignait en bateau. Mais en ce début juillet, de nombreux touristes à pied ou à vélo empruntent la longue ligne droite poussiéreuse. Entouré de roselières, le promeneur croise de temps à autre un merle, un petit papillon blanc ou une libellule.
Alors que le soleil de plomb impose petit à petit son règne sur le paysage, la marche se fait plus ardue et je me sens bien dépourvu par rapport aux cyclistes qui me dépassent à grande vitesse. Tel un Richard III moderne, je me prends à souhaiter «mon royaume pour une bicyclette». Au retour à Cerlier, je constaterai d’ailleurs, avec une certaine amertume, que des vélos sont à louer au départ de l’île.
A la fin de l’isthme, une partie boisée marque le début de l’île à proprement parler. Je me dirige vers le flanc est pour découvrir un grand bâtiment en forme de ‘U’ aux murs blancs. Il s’agit de l’ancien prieuré, aujourd’hui le Klosterhotel St.Peterinsel.
Une stèle devant le bâtiment donne des informations sur le lieu. Guillaume III de Bourgogne cède l’île à Cluny vers 1107. Une église prieurale y est alors construite, dédiée aux saints apôtres Pierre et Paul, protecteurs de l’abbaye bourguignonne. En 1388, Berne reçoit la souveraineté sur le lac de Bienne et le pouvoir temporel sur le prieuré. L’histoire clunisienne du lieu s’arrête en 1484, lorsqu’il est annexé, à l’instar du couvent de Villars-les-Moines, par le chapitre Saint-Vincent. Les biens ecclésiastiques sont réformés et sécularisés en 1528. Après la Réforme, l’île est donnée à l’Hôpital des Bourgeois de Berne. L’église du prieuré est alors détruite. Les premières chambres d’hôte ont été proposées dès le début du 19e siècle.
Au retour, le soleil accablant ne m’empêche pas de méditer sur les deux lieux visités. Deux destins similaires, témoins de la disparition progressive d’un mode de vie monacal aux dépens des aspirations profanes. Qu’est-il resté de toutes ces vies consacrées à Dieu, outre leurs marques dans le nom des localités? Et si les moines avaient simplement laissé aux générations futures les conditions d’un éloignement du monde, créé autant d’espaces hors du temps et du monde, où l’homme moderne, même en villégiature, peut se retrouver plus facilement avec lui-même?
Me revient ainsi une citation de Rousseau, qui avait fui en 1785 la France et son intense agitation politique pour se ressourcer: «De toutes les habitations où j’ai demeuré (et j’en ai eu de charmantes), aucune ne m’a rendu si véritablement heureux, aucune ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne» (Rêveries d’un promeneur solitaire). (cath.ch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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