«Asservissement mental», «pouvoir absolu sur l’individu», «création de ‘clones’». Tels sont quelques uns des griefs portés contre La Famille de Marie par d’anciens membres. Des échos sans doute parvenus aux oreilles de Rome, puisque le dicastère pour le Clergé a décidé d’agir suite à une enquête menée en 2021 dans la communauté catholique. Le Vatican a ainsi ordonné en juin 2022 sa mise sous tutelle et l’interdiction pour le directeur spirituel de la communauté, Gebhard Paul Maria Sigl, d’entrer en contact avec les membres.
Une procédure gardée largement secrète par le Vatican, et dont les véritables tenants et aboutissants ne sont apparus que grâce à une large enquête menée par l’agence de presse catholique italienne Adista, publiée début 2023. La journaliste Ludovica Eugenio, qui a mené les investigations, a mis au jour de graves dérives de type sectaires.
Des affirmations confirmées par diverses sources. Ainsi, Mgr Marian Eleganti, qui a quitté La Famille de Marie en 1998 après y avoir passé quatre ans en Autriche, confirme à cath.ch la véracité des informations diffusées par Adista. «J’étais entré jeune dans La Famille de Marie et en recherche d’une dévotion à Dieu entière et profonde, explique l’ancien évêque auxiliaire de Coire. Mais après quelques années, j’ai ressenti un malaise face à ce qui nous était proposé, notamment ce culte omniprésent de la personnalité.»
Après un long discernement, il est apparu à Marian Eleganti que «le charisme proposé n’était pas authentique.» L’évêque retraité salue ainsi la mise sous tutelle de la communauté. «Cela l’aidera certainement à adopter une orientation plus saine». Il estime également que la mise à l’écart de Paul Maria Sigl est une bonne chose. «Je pense qu’il porte avec lui tout le passé problématique lié à la communauté», affirme le prélat suisse.
Au-delà des questions d’emprise et d’infantilisation des adeptes, Adista a révélé l’existence de profondes distorsions théologiques et ecclésiales. La vie spirituelle de La Famille de Marie est centrée sur le culte des visions de la voyante néerlandaise Ida Peerdemann, dont Paul Maria Sigl était l’ami. Des visions condamnées par la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) en rapport à leur non-conformité avec l’enseignement catholique. «Les apparitions d’Amsterdam sont fausses. La ‘Dame de tous les Peuples’ (la figure de la Vierge associée aux visions d’Ida Peerdeman, ndlr) ne doit pas être vénérée et les fidèles doivent cesser toute propagande», avait déclaré la CDF en 2020. La communauté ferait en général référence, selon Adista, à d’autres personnalités mystiques rarement reconnues par l’Eglise.
L’agence de presse italienne affirme en outre, sur la base de photos qu’elle a pu obtenir, que Paul Maria Sigl aurait célébré des messes entre les années 1978 et 1982, soit bien avant son ordination en 1992. Or, la «simulation liturgique» est l’un des délits considérés comme les plus graves par le droit canon.
«Pourquoi Paul Maria Sigl, avec un passé aussi lourd, n’a pas été exclu avant?»
Ludovica Eugenio
Selon le média italien, la mise sous tutelle du Vatican serait cependant plus liée aux dérives sectaires qu’à ces abus théologiques et ecclésiaux. Un phénomène qui inquiète particulièrement les instances de l’Eglise après que des cas d’abus spirituels et psychologiques ont récemment défrayé la chronique, en particulier dans les communautés dites ‘nouvelles’. Dans une forme extrême, le système d’emprise mis en place au sein de la Communauté de Saint-Jean par Marie-Dominique Philippe (dans ce cas-ci accompagné d’abus sexuels) a spécialement choqué l’opinion.
Des cas qui interrogent aussi la réactivité des instances ecclésiales. Ludovica Eugenio, jointe par cath.ch, se demande ainsi «Pourquoi Paul Maria Sigl, avec un passé aussi lourd, n’a pas été exclu avant?»
La question se pose également au niveau local. Une polémique a notamment surgi à ce propos dans le diocèse de Séez, en Normandie, sur le territoire duquel la communauté est active. Un article du journal local Le Réveil Normand, de mai 2023, interrogeait ainsi: «La Famille de Marie, représentée aujourd’hui par quatre ‘sœurs’ et trois prêtres à la Brardière, étant placée sous enquête du Vatican, on peut se demander pourquoi le diocèse continue à en faire la ‘promotion’.» Par la voix de sa responsable de communication, Violaine d’Aillières, l’évêque de Séez (Mgr Jean-Claude Boulanger) observait dans le journal que «la Brardière est une toute petite branche de La Famille de Marie dont la mission est d’être au service des pèlerins de passage et de la paroisse.»
Une préoccupation qui ne semble pas avoir encore émergé en Suisse, où la Famille de Marie est présente en deux lieux. La communauté a une maison à Eppishausen, en Thurgovie (dans le diocèse de Bâle). Elle est également en charge, depuis 2020, du couvent de St.Scholastika, à Tübach, dans le diocèse de St-Gall.
Au sujet de la communauté d’Eppishausen, le diocèse de Bâle a indiqué à cath.ch que le Vatican avait effectivement informé en juin 2022 les diocèses concernés des enquêtes menées auprès de la Famille de Marie. «Le diocèse de Bâle n’est pas impliqué, la communauté n’étant pas soumise à sa surveillance», s’est contenté d’indiquer l’évêché.
«La taille réduite de La Famille de Marie et sa discrétion font sans doute en sorte qu’elle passe largement en dessous des radars»
Du côté de St-Gall, le diocèse a assuré être au courant qu’une visite avait eu lieu, mais ne pas avoir d’autres informations. Les soeurs de Tübach ont affirmé au portail catholique que «tout continuera comme d’habitude» concernant leur communauté. Elles ont transmis la demande au commissaire du Vatican chargée d’administrer la tutelle, Mgr Daniele Libanori. L’évêque auxiliaire de Rome a lui-même renvoyé sur les explications données sur le site du dicastère pour le Clergé.
La réserve semble donc rester de mise dans le traitement de cette affaire. La taille réduite de La Famille de Marie (environ 250 membres dans onze pays), et sa discrétion, font sans doute en sorte que la communauté passe largement en dessous des radars, autant au Vatican que dans les diocèses.
Il serait pourtant faux de voir La Famille de Marie comme un groupe largement insignifiant. Il apparaît au contraire que son influence est plutôt étendue, cela jusque dans les plus hautes sphères du Vatican. Adista mentionne ainsi cinq anciens membres de l’Oeuvre du Saint-Esprit (OSS) (communauté à la base de la Famille de Marie, dissoute en 1990) qui bénéficient d’une importante notoriété dans le monde catholique.
«La Famille de Marie n’est donc pas si ‘marginale’ et aurait au contraire ‘pignon sur rue’ à Rome»
Ils auraient été ordonnés «à la hâte et en cachette», le 8 décembre 1992 à Fatima, par Mgr Pavol Hnilica (le fondateur de La Famille de Marie). De nouveaux ordonnés qui, «venant de l’OSS, n’avaient pas la formation requise pour accéder au sacerdoce», remarque au passage Adista. Ils n’auraient notamment pas fait les années de séminaires requises. Parmi ces personnalités, outre Gebhard Paul Maria Sigl, apparaît Luciano Alimandi, considéré comme le «bras droit» de Mgr Pietro Parolin, secrétaire d’Etat du Vatican. Ludovica Eugenio indique également à cath.ch que Luciano Alimandi a été l’homme chargé de trouver des voyantes aux Etats-Unis pour le compte de Mgr Pavol Hnilica, et qui dénicha Theresa Lopez (voire article 1/2).
«La dévotion et l’engagement sans faille et sincère de nombreux membres ont certainement pu cohabiter avec toutes sortes de ‘dérapages’»
Parmi les membres éminents de La Famille de Marie, on trouve également le prêtre slovaque Martin Barta, ancien assistant ecclésiastique international de la Fondation de droit pontifical Aide à l’Église en détresse (AED/ACN) (il a quitté son poste en avril 2023), présidée depuis 2011 par le cardinal Mauro Piacenza. Ce dernier est l’ancien préfet de la Congrégation pour le Clergé et depuis 2013 pénitencier principal du Tribunal de la Pénitencerie Apostolique (le tribunal suprême du Vatican). L’assistant ecclésiastique de la section italienne d’ACN, le prêtre colombien Martino Serrano, appartient également à l’Œuvre de Jésus Souverain Prêtre, la branche sacerdotale de La Famille de Marie.
Selon Adista, le cardinal Piacenza serait très proche de la communauté, son secrétaire à la Pénitencerie étant Lubomir Welnitz. Le Slovaque, également membre de l’Œuvre de Jésus Souverain Prêtre, est depuis 2020 cérémoniaire pontifical.
La ‘Famille de Marie’ n’est donc pas si «marginale» et aurait au contraire «pignon sur rue» à Rome. Une position qui n’a toutefois pas empêché l’association privée de fidèles de droit pontifical de se retrouver sur la liste de «toilettage» du Vatican.
Dans son explication de la mise sous tutelle, visible sur le site de la Famille de Marie, le commissaire en charge de la communauté affirme que suite à la visite apostolique, sont clairement ressortis, entre autres, «la nécessité de revoir l’exercice de l’autorité, qui doit être liée à la vérité pour respecter les consciences». Mgr Libanori note également «le chemin de purification» attendant l’association. Ce qui implique «une confrontation sincère avec ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur (…) sont présumés victimes d’abus spirituels, de manipulation et du système de pouvoir mis en place par le fondateur».
«Le Vatican a donc à présent à séparer le bon grain de l’ivraie»
Comme pour la plupart des communautés nouvelles «épinglées» par Rome, il faut garder à l’esprit que le tableau n’est certainement pas uniment noir pour La Famille de Marie. La dévotion et l’engagement sans faille et sincère de nombreux membres ont certainement pu cohabiter avec toutes sortes de «dérapages». Ainsi, selon une lettre publiée par Adista adressée en 1995 à Pavol Hnilica, un ancien membre écrit que «malheureusement- à côté des fruits bons et authentiques, il y avait aussi dans notre communauté d’autres fruits qui ne l’étaient pas.»
Le Vatican a donc à présent à séparer le bon grain de l’ivraie. Où en est actuellement ce discernement et quel en sera le résultat? Impossible de le savoir pour l’instant. Le Vatican optera-t-il pour une dissolution pure et simple ou y a-t-il encore une chance de réforme? Une seconde solution à laquelle ne croit guère Ludovica Eugenio. «Après des décennies d’emprise et de déviances aussi graves et profondes, je ne vois pas comment une simple décision du Vatican pourrait changer radicalement l’esprit des gens?», relève la journaliste. (cath.ch/adista/arch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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