Myriam Bettens, pour cath.ch
Le cadre est idyllique, la douce chaleur du soleil a chassé les derniers soubresauts hivernaux. Deux gamins s’amusent à faire voguer de frêles esquifs improvisés sur les rives ondoyantes du Léman, inconscients qu’un drame se joue à plus de deux milles kilomètres de là. Dans l’une des zones les plus profondes de la Méditerranée, à l’ouest des côtes du Péloponnèse, les sauveteurs tentent de sauver ce qu’il reste de rescapés du naufrage qui vient de secouer la Grèce. D’autres enfants, dont on ne connaît actuellement pas les noms, «viendront l’année prochaine grossir la longue liste que les participants de l’action ‘Les nommer par leur nom’ lisent aujourd’hui», déplore Virginie Hours, aumônière catholique à l’Aumônerie Genevoise Oecuménique auprès des Requérants d’Asile et des Réfugiés (AGORA).
«Alina un bébé de 10 mois…», quelques curieux s’arrêtent le long de la promenade du bord du lac pour écouter cette étrange litanie. «Son corps carbonisé a été retrouvé dans un bateau qui avait pris feu sur le chemin de Lampedusa», une passante se couvre la bouche de sa main dans un soupir choqué. L’approche du petit train touristique happe alors l’attention déjà vacillante de ceux qui se sont attardés pour écouter. «Morts noyés alors qu’ils essayaient de nager de la Turquie vers la Grèce…». Néanmoins, Alexandre Winter, homologue protestant à l’AGORA ne désespère pas d’interpeler les passants durant la journée sur le sort de ces candidats à l’exil.
Non loin de lui, d’autres participants s’apprêtent à prendre leur tour de lecture. Tout comme eux, une cinquantaine de personnes se sont relayées toute la journée au Parc Mon Repos, à Genève, dans le cadre du weekend des réfugiés, pour lire les noms de celles et ceux dont le destin a basculé sur les routes de l’exil. Cette initiative de l’AGORA enjoignait à faire mémoire des 51’000 migrants qui ont péri anonymement depuis 1993 aux portes de l’Europe. Par cette action, il s’agissait aussi de signifier explicitement au Conseil fédéral, par une pétition, la volonté de «reprendre le plus rapidement possible le programme de réinstallation que la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a suspendu avant Noël 2022» et donc d’accueillir «les 1600 personnes particulièrement vulnérables» que la Suisse s’est engagée à accepter sur son sol jusqu’à fin 2023.
«Pour certains, ce sont des chiffres et non des vies», témoigne la représentante de SOS Méditerranée venue en soutien lors de cette journée commémorative et de sensibilisation. «On ne peut qu’avoir à l’esprit les images du naufrage qui s’est produit au large de la Grèce il y a deux jours. Or, les politiques d’accueil se crispent dans toute l’Europe», renchérit Virginie Hours. D’un côté, trois jours de deuil national ont été décrétés en Grèce, plus de cinq milles personnes ont martelé le pavé dans les rues d’Athènes et de Thessalonique pour hurler leur indignation face à ce drame effroyable et le quotidien Efsyn affichait en Une un seul et unique mot: «Honte!»
Mais de surcroît, comme le rappelle l’aumônière catholique, le travail des sauveteurs va devenir encore plus compliqué à cause du nouveau décret-loi, signé par le président italien le 2 janvier dernier. Le décret vise ostensiblement les ONG de recherche et de sauvetage en les obligeant, par exemple, à faire immédiatement route vers l’Italie après chaque sauvetage, sous peine d’amende exorbitante, alors que d’autres personnes sont encore en détresse en mer. Le prix de cette «crispation des politiques d’accueil» sera payé en premier lieu par les personnes qui fuient à travers la Méditerranée centrale et se retrouvent en situation de détresse. Elle n’est pas sans rappeler l’homélie du pape François lors de sa visite à Lampedusa en 2013, sur le principe de responsabilité, la globalisation de l’indifférence et l’anesthésie du cœur.
Cette action, lancée en 2019 par la Heiliggeistkirche de Berne, a peu à peu essaimé dans d’autres villes, dont dix en Suisse et huit en Allemagne. Elle s’inspire d’une List of Deaths [liste des morts, ndlr] tenue à jour depuis 1993 par une ONG néerlandaise: United for Intercultural Action – European network against nationalism, racism, fascism and in support of migrants and refugees. Cette liste des morts recense tous les décès qui ont pu être documentés et enregistrés officiellement aux abords de l’Europe. C’est-à-dire, en mer Méditerranée, dans l’océan Atlantique, entre l’Afrique et les Canaries, aux passages de frontières (entre la Turquie et la Grèce, dans les Balkans, entre la France et l’Angleterre), mais aussi dans les camps de réfugiés et les centres de détention. Depuis 1993 et jusqu’en juin 2023, ce sont 51’000 personnes qui sont ainsi mortes sur les routes de l’exil. (cath.ch/mb/rz)
L’action «Les nommer par leur nom», menée par des paroisses et de nombreuses ONG engagées dans le domaine de l’asile et de la migration, comporte généralement deux volets. Il s’agit de lire une partie ou l’entier de cette liste, traduite en français ou en allemand par des bénévoles, durant une journée entière, voire 24 heures lorsqu’elle est lue dans son entier. Des intermèdes méditatifs ou musicaux ponctuent la lecture. Cette liste contient les noms, les provenances, les âges (lorsqu’ils sont connus), les genres des victimes, la date et les circonstances de la mort. L’autre partie de l’action consiste à inscrire ces indications pour chaque personne décédée sur une petite banderole blanche ou à la craie sur le sol, en une sorte de mémorial. MB
Rédaction
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