L’accord signé en 2018 pour deux ans par le Vatican et la Chine concernant la nomination des évêques chinois est souvent critiqué dans le monde catholique. Certains avancent qu’en l’entérinant en 2020, puis à nouveau en 2022, le Vatican se soumet au diktat chinois et abandonne à son sort une frange de l’Église chinoise. D’autres disent que la diplomatie du Vatican fait preuve de naïveté. La polémique a rebondi en mai de l’an passé, suite à l’arrestation à Hong Kong du cardinal Zen, qui avait lui-même qualifié cet accord de trahison. La rédaction a interrogé à ce sujet le jésuite suisse Stephan Rothlin, lors de son passage à Genève, fin mai 2023.
Le Vatican aurait-il signé cet accord un peu légèrement, sans avoir toutes les cartes en mains?
Stephan Rothlin: Le Vatican est parfaitement au courant de ce qui se passe en Chine. Je crois que c’est en toute humilité et en dépit des risques, dans l’esprit du dialogue initié avec la Chine au 16e siècle par le jésuite missionnaire italien Matteo Ricci, que le Vatican s’est embarqué dans cette aventure. Matteo Ricci d’ailleurs a été déclaré «vénérable» l’an passé par le pape François pour avoir su, notamment, établir un pont entre la Chine et l’Occident. C’était déjà une aventure pour Ricci, et ça l’est encore pour le Vatican. Avec la Chine, c’est toujours plein de surprises.
«C’était déjà une aventure pour Ricci, et ça l’est encore pour le Vatican. Avec la Chine, c’est toujours plein de surprises.»
Cette politique diplomatique du Vatican vous paraît donc sensée?
Oui, en tant que directeur de l’Institut Ricci de Macao, je soutiens pleinement l’accord Vatican-Chine. Il faut être réaliste et prendre en compte l’histoire complexe des relations de la Chine avec l’Église, tout en regardant en avant. Il faut continuer à échanger. C’est dans cette vision de disponibilité et d’écoute que s’inscrit la récente visite en avril du cardinal Stephen Chow sj, évêque de Hong Kong, à l’évêque de Pékin Joseph Li Shan, président de l’Association patriotique des catholiques de Chine [une première depuis 1985: ndr]. Elle indique le rôle de pont que peut jouer l’Église de Hong Kong dans le dialogue Chine-Occident.
Le statut de «région administrative spéciale» de Hong Kong voit depuis quelques années une sévère reprise en main politique, sociale et économique par Pékin. La marge de manœuvre de son Église n’est-elle pas compromise?
Malgré ces tensions, Hong Kong et Macao restent des portes vers la Chine. D’ailleurs les Hongkongais se considèrent Chinois, même s’ils sont perçus comme des étrangers en Chine continentale. Cette rencontre en temps de crise entre les deux évêques est à mes yeux un pas positif et novateur. L’évêque émérite de Hong Kong, le cardinal Zen, avait une vision très noire, mais il s’agit de ne pas tomber dans la déprime, de ne pas rompre le dialogue.
L’accord Vatican-Chine est reconduit tous les deux ans. Cela laisse au Vatican la possibilité de se retirer en cas de nouveau problème avec la Chine. Vous évoquiez les surprises que le régime Chinois réserve souvent à ses partenaires. Ne devrait-on pas plutôt les qualifier de prises de décisions arbitraires?
Je parlerai plutôt d’ambiguïté. Une décision peut être vue comme un progrès, mais des problèmes se révéleront par la suite. Il ne s’agit pas d’être optimiste mais réaliste. Sous la surface d’une chose, se cache toujours autre chose avec les Chinois. Rien n’est acquis. Faire confiance aux Chinois comporte toujours un risque, mais savoir prendre un tel risque est utile si on veut entrer en dialogue avec eux, car ils apprécient notre confiance. Le pape Benoît XVI est d’ailleurs très estimé en Chine pour sa lettre d’amitié aux catholiques chinois du 27 mai 2007.
La confiance se donne difficilement en Chine, et c’est pour cela que sa population accepte de vivre dans une société hyper contrôlée, qui lui donne un sentiment de sécurité. Les Chinois ont en mémoire les malheurs résultants des conflits entre les seigneurs de la guerre des Royaumes Combattants (481/403-221 av. J.-C.) et les deux siècles de chaos qui en ont résulté. Avoir un chef bien déterminé est donc pour eux synonyme de sécurité. Et c’est dans ce cadre que les Chinois acceptent des limites à leur liberté individuelle. On l’a vu pendant le covid.
«La confiance se donne difficilement en Chine, et c’est pour cela que sa population accepte de vivre dans une société hyper contrôlée, qui lui donne un sentiment de sécurité.»
Depuis ce mois de mai, un système de vérification en ligne de l’identité des religieux musulmans, catholiques et protestants a d’ailleurs été activé pour «maintenir l’ordre religieux». Ce contrôle n’est-il pas un retour en arrière?
Il s’inscrit en fait dans une très longue tradition politique héritée des dynasties impériales chinoises. Les premiers missionnaires en Chine avaient déjà besoin d’une attestation de l’administration de l’empereur pour rester en Chine.
En plus, les Chinois ont vécu des expériences traumatiques et à grande échelle du potentiel destructeur des religions. Cela les a consolidés dans l’idée qu’il faut contrôler les religieux. Je pense en particulier à la rébellion de Taiping au milieu du 19e siècle. Elle était menée par Hong Xiuquan, un fanatique religieux qui avait fréquenté les missionnaires catholiques et qui se considérait comme le second fils de Dieu envoyé sur Terre pour sauver la Chine. Son mouvement politico-religieux a conquis des millions de sujets et menaçait la dynastie Qing, qui a fini par le mater. Mais entre-temps plusieurs millions de personnes ont perdu la vie.
Le catholicisme est-il toujours perçu comme une religion étrangère à la Chine?
Ceux qui ont une habitude du christianisme expérimente le fait que cette religion a pris racine dans la culture chinoise, comme le souhaitait Matteo Ricci. D’un autre côté, il y a sans conteste un développement de la politique de sinisation. Avec cette crainte que des étrangers, y compris le pape, puisse avoir une influence sur la conscience des Chinois.
Les Chinois sont sensibles à la question de l’adéquation du discours à la réalité. En tant que catholiques, nous sommes ainsi particulièrement observés. Avons-nous simplement la rhétorique de notre religion ou tentons-nous d’appliquer nos valeurs? Le travail social de l’Église est ainsi très apprécié, même par le gouvernement. On cite son aide à la population civile durant des catastrophes naturelles ou lors de l’invasion des Japonais. Alors qu’il était vice-président de la Chine, Xi Jinping a même fait le panégyrique de l’Église mise au service de l’éducation.
«En tant que catholiques, nous sommes ainsi particulièrement observés. Avons-nous simplement la rhétorique de notre religion ou tentons-nous d’appliquer nos valeurs?
L’approche «défensive» face aux influences culturelles étrangères, en particulier occidentales, ne se retrouve-elle pas aussi dans la volonté chinoise de reconsidérer les droits de l’Homme tels que compris dans les déclarations onusiennes?
La Chine, c’est vrai, refuse l’imposition de «valeurs communes» venues d’Occident. Elle part d’un tissu de valeurs confucéennes, donc séculaires, que tout le monde peut accepter, estime-t-elle: le respect, l’honnêteté, etc. Dans ce système de pensée, il s’agit de dignité de l’Homme plutôt que de droits, ce qui d’ailleurs rejoint le discours social de l’Église.
Les Chinois, en outre, sont très pragmatiques et cela se reflète dans leurs définition des droits de l’Homme: il s’agit principalement d’accéder à de la nourriture, d’avoir un logement et un travail. Le gouvernement fait des efforts considérables pour que cela se traduise dans la réalité du pays. Cela fait plus de 33 ans qu’il n’y a plus de famine en Chine.
Une tentative d’éradication du confucianisme a été déployée en Chine durant le maoïsme. Depuis le début du siècle, on assiste à une réémergence de la pensée de ce philosophe. Comment l’expliquer?
Le pays traverse une crise des valeurs. Et dans ces circonstances, le confucianisme semble pouvoir lui redonner un cadre moral. L’éthique confucianiste ne se limite pas uniquement à la sphère privée. L’État s’appuie dessus. Prenez le respect des parents. Cette règle morale confucéenne a été une évidence pendant des siècles. Mais aujourd’hui de nombreux Chinois venus s’établir en ville, et qui y connaissent un certain succès, oublient leurs parents. Une nouvelle loi a donc été adoptée pour obliger les enfants à visiter leurs parents une fois par mois. Le procédé peut paraître bizarre, mais les ruptures familiales, comme les divorces, peuvent avoir de lourdes conséquences collectives. Il s’agit à la fois de pragmatisme étatique et d’éthique.
Vous avez fondé à Pékin une société de conseil en gestion socialement responsable. Comment reliez-vous justement l’éthique et le pragmatisme économique incarné en Chine par une forme de «capitalisme d’État»?
Le capitalisme à la Chinoise est une réponse au capitalisme sauvage à l’américaine. Dans son livre Stratagème, publié en 1979, le sinologue suisse Harro von Senger avait défini le moulüe, l’art des Chinois de façonner l’avenir. Intégrer ce pragmatisme est un bon moyen d’entrer en résonance avec les Chinois.
Lors de mes enseignements en éthique des affaires, je mets donc l’accent sur des réalisations concrètes, par exemple l’amélioration des conditions de travail, au lieu de me focaliser sur les débats idéologiques. L’Institut Ricci de Macao, en collaboration avec l’entreprise social Wofoo de Hong Kong, a aussi lancé le prix Deignan pour les petites et moyennes entreprises frappées par la crise du covid. Il récompense une entreprise qui combine esprit entrepreneurial et valeurs éthiques, notamment environnementales, en vue du bien commun. J’ai été frappé par le nombre de bons projets déposés sur les bases d’un impressionnant engagement social. (cath.ch/lb)
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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