A l’image de la mue de la libellule, «mon être humain qui avait été tellement écrasé par une fausse spiritualité a pu se déployer dans toutes ses dimensions», relève Catherine Draveil dans un livre précisément intitulé Métamorphose.
En 1975, à l’âge de 23 ans, vous décidez d’interrompre vos études de médecine pour entrer dans une abbaye de bénédictines.
Catherine Draveil: C’est un choix que j’ai fait moi-même certes. Mais était-il libre? J’étais extrêmement guidée par cette petite voix d’injonction morale – je pense aujourd’hui que c’était celle du désir de ma mère -. C’est elle qui m’a rendue mal à l’aise, m’a mise dans la culpabilité. Des gens ont essayé de me dissuader d’entrer au monastère, mais j’étais incapable de les entendre. Une fois adulte, j’ai été ‘interdite’ d’écouter mes émotions et mes désirs.
«Le monastère s’était organisé pour préserver la tradition face à un monde extérieur qui lui paraissait dangereux»
Je suis entrée après le Concile Vatican II. Alors que la plupart des communautés revoyaient leurs règles de vie et s’ouvraient au monde, la nôtre s’est en fait repliée sur elle-même sous l’emprise d’une supérieure manipulatrice, Mère Edith. C’est la prise de conscience de cette manipulation qui m’a demandé plus de 40 ans.
Comment décririez-vous ce mécanisme d’emprise?
J’ai un souvenir précis de l’emprise mise en place dès mon arrivée au noviciat. Normalement ces premières années sont celles du discernement pour déterminer si nous sommes à notre place. Pour moi, venant d’une famille nombreuse et ayant fait déjà trois ans de médecine, l’entrée au monastère était un vrai arrachement. Je pleurais tous les jours et quand maman s’en est inquiétée, la supérieure lui a répondu: «C’est normal, elle vient d’une famille nombreuse». Une autre fois j’avais dit mes difficultés dans une lettre à ma mère en lui demandant de prier pour moi. Comme elle lisait le courrier, Mère Edith m’a convoqué pour me dire: «Comme moniale, ce n’est pas à vous de demander des prières, c’est à vous de prier pour elle». Je n’ai évidemment plus rien raconté. Le monastère s’était organisé pour préserver la tradition face à un monde extérieur qui lui paraissait dangereux.
Ce qui n’a cependant pas entamé votre volonté de mener cette vie monastique.
Je n’étais pas ‘autorisée’ à me poser les bonnes questions: «Suis-je vraiment à ma place?» Se poser la question, c’était trahir le Christ qui m’avait appelée. «Plus le sacrifice est difficile et douloureux mieux c’est, parce que vous sauverez ainsi plus d’âmes», m’expliquait l’abbesse lors des entretiens spirituels. En tant que jeune novice, j’étais vulnérable et une proie facile. Dès qu’elle me demandait quelque chose, je me questionnais: «Que veut-elle que je lui réponde ou que je fasse?»
«Mère Edith était la seule à nous diriger et avait fermé toutes les autres portes»
Vous aviez bien un directeur spirituel et un confesseur qui auraient pu vous guider?
Non, le directeur spirituel c’était l’abbesse! Elle nous disait: «Moi je ne peux pas vous donner la grâce de l’absolution. Mais quand vous allez vous confesser, vous dites vos péchés, vous recevez l’absolution, mais vous refusez que le prêtre vous pose des questions. Ensuite vous venez m’apporter votre liste de péchés et on en parle ensemble». Il y avait là une dérive très grave que l’Eglise a d’ailleurs reconnu plus tard.
Mère Edith était la seule à nous diriger et avait fermé toutes les autres portes. En outre nous étions dans une vraie clôture matérielle, avec un mur, des grilles au choeur et au parloir. Elle avait même fait rajouter des claies en bois. Nous étions coupées du monde. Au parloir, nous ne pouvions pas toucher ou embrasser nos proches.
A vous entendre, ces abus sont plus liés à la personnalité de Mère Edith qu’à un système?
Oui. La règle de saint Benoît peut être très bien vécue de manière libre et ouverte. Cela reste mon histoire et mon regard. Probablement que d’autres soeurs ont réussi à se préserver de cette emprise.
«Le catéchisme de mon enfance disait: ‘Une fourmi noire, sur une pierre noire dans la nuit noire, Dieu la voit’»
Une autre raison que vous évoquez est la fausse théologie du sacrifice.
Je pense qu’il s’agissait d’une vision du monde héritée des temps passés où la vie était dure. Elle disait: «Vous avez une vie difficile et pénible, mais vous aurez le bonheur du ciel». Elle était profondément ancrée dans le milieu d’où je venais et au monastère. Elle est totalement obsolète. On doit considérer que Dieu, s’il existe, veut notre bonheur et cela déjà sur la terre. C’est seulement quand je suis sortie que je l’ai compris. Un jour, au centre Sèvres à Paris, un théologien avait parlé de la volonté de Dieu. Je lui ai expliqué que je ne pouvais plus la ‘voir en peinture’ tant on m’avait fait faire de choses en son nom. Il m’a répondu: «La volonté de Dieu c’est que tu sois heureuse. II te laisse faire tes choix et il t’accompagne.» Le catéchisme de mon enfance disait: «Une fourmi noire, sur une pierre noire dans la nuit noire, Dieu la voit.» Comment aurais-je pu lui échapper?
La vie au monastère vous offrait néanmoins un caractère stable et protecteur.
Oui, j’y ai vécu, dans ce sens là, une vie saine d’un point de vue physique, régulière, sans excès, avec une nourriture équilibrée qui m’a gardé une bonne santé. La sécurité que j’y trouvais était telle qu’après mon départ, j’ai été tentée d’y retourner. «Au moins là-bas, j’aurais l’assurance vieillesse, maladie et nourriture et je ne serai pas seule. Et on me dit ce je doit dire, faire ou penser. Tous les jours.» Le plus difficile en sortant a été de prendre mes propres décisions. L’abus se plaçait sur le plan psychique.
Les moniales consacrent habituellement une part de leur temps à l’étude de la théologie.
Nous n’avions pas de cours de théologie. A une soeur qui demandait de suivre des cours par correspondance, la mère supérieure avait répondu: «C’est inutile, je suis là». Nous avions cependant deux ou trois fois par an des sessions avec des théologiens. Mais pour l’abbesse, nous devions avoir toutes le même enseignement. Il fallait surtout éviter la confrontation des idées et le débat. Celle qui n’était pas du même avis devait se mettre d’accord avec elle, pour ne pas nuire à l’unité. Elle avait toujours le dernier mot.
«Les visiteurs ne se rendaient pas compte qu’il y avait quelque chose d’anormal»
La règle bénédictine prévoit des ‘contre-pouvoirs’ avec une prieure, une économe, un conseil, un chapitre etc.
Mère Edith avait tout centré dans ses mains. Les prieures successives (elle a en épuisé plusieurs) ne faisaient que lui obéir. Elles lui étaient entièrement soumises et ne jouaient pas le rôle de médiatrice. Lorsque l’une d’elles venait me reprendre pour une raison quelconque, elle se mettait en colère comme l’abbesse. Au chapitre, Mère Edith donnait les enseignements elle-même.
Lors des visites canoniques régulières tous les deux ans, elle fermait totalement la parole en expliquant qu’une religieuse ne devait rien dire sur les autres et sur la communauté, mais uniquement parler d’elle-même. Evoquer des questions communautaires avec le visiteur aurait été lui désobéir et la trahir. Les visiteurs étaient toujours très impressionnés par une communauté si fervente et si unie ! Ils ne se rendaient pas compte qu’il y avait quelque chose d’anormal. En outre, le monastère était florissant avec plusieurs entrées chaque année et forcément peu de départs. Ce qui était une belle vitrine.
Lorsque vous quittez le monastère pour de nouvelles fondations dans le sud de la France puis en Afrique l’emprise se maintient.
L’abbesse téléphonait tous les jours pour avoir des nouvelles et faire des remontrances. Le téléphone, cela voulait dire: «Je suis là», même à 6’000 kilomètres de distance. Au point de faire exploser la facture de téléphone satellitaire, mais qu’importe. Puisque c’est pour le bien de la communauté, la Providence y pourvoira.
Cela dit, je reconnais qu’elle était persuadée de bien faire. A la fin de sa vie, après avoir été exclue par Rome de la communauté, elle a dit à quelqu’un: «Comment j’ai pu faire ça?» Cette phrase m’a impressionnée, moi qui la tenait pour psycho-rigide.
Au sein de la communauté, vous avez exercé des responsabilités.
Elles ont été un moyen de me réaliser. Pendant vingt ans j’ai travaillé dehors à m’occuper de la ferme et de ses animaux et j’ai été pendant trente ans maîtresse de chœur pour le chant grégorien. Cela m’a permis de créer un certain équilibre qui explique pourquoi j’ai pu rester 40 ans. Mais plus cela allait, plus j’étais en ›agonie psychique’ parce que je n’étais pas dans mon être profond.
«C’est être capable de prendre personnellement mes responsabilités qui a été le plus difficile»
Après votre départ vous vous trouvez sans ressources et sans repères.
Les ressources financières ne m’ont jamais vraiment inquiétée. Venant d’une famille nombreuse et ayant vécu au monastère, je savais me contenter du nécessaire. Quand on n’a rien de trop, on a la chance que n’importe quel petit supplément nous réjouit. C’est plutôt positif. Quand j’ai commencé à gagner ma vie, j’ai tout de suite économisé. Je me suis vite habituée à la vie dans le monde. Je retrouvais ma jeunesse. C’est être capable de prendre personnellement mes responsabilités qui a été le plus difficile.
Vous avez intitulé votre livre Métamorphose
J’ai choisi l’image de la métamorphose de la libellule qui illustre la couverture du livre pour montrer mon passage de l’existence à la Vie. Je suis aujourd’hui dans un profond bien-être, malgré les deuils, la souffrance ou les difficultés. Mais auparavant j’étais seulement dans l’existence que j’ai reçue sans l’avoir demandée. J’y suis restée jusqu’à l’âge de 60 ans, sans me poser de questions. Mes possibilités, mes énergies étaient restées à l’état larvaire. Le chemin que j’ai fait pour sortir s’apparente à la nuit où la larve devient libellule. C’est la nuit de tous les dangers mais avec le soleil du matin et le déploiement de ses ailes, c’est l’émerveillement.
La vie de ‘larve’ que j’ai vécue était cependant droite et morale. Elle m’a donné des racines profondes. Tout n’était pas négatif, loin de là.
Vous ne reniez donc pas votre passé?
Je ne peux pas renier 40 ans de ma vie. C’était mon chemin pour arriver là où j’en suis aujourd’hui, à mon humanité unique et singulière. A partir de la vie que nous avons reçue nous devons en faire un cadeau pour soi en choisissant, en élaguant. (cath.ch/mp)
Maurice Page
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