Recep Erdoğan, chef du Parti de la justice et du développement (AKP), a toutes les chances de se retrouver pour la troisième fois consécutive à la tête de la Turquie. Il avait été Premier ministre de 2003 à 2014, avant d’être élu président au suffrage universel une première fois en 2014, puis réélu en 2018.
Lors du premier tour des élections du 14 mai 2023, il a obtenu 49,51% des suffrages, contre 44,89% pour le social démocrate Kemal Kiliçdaroğlu, président du Parti républicain du peuple (CHP). C’est la première fois qu’Erdoğan se voit contraint d’affronter un adversaire dans un second tour. Que représente ce ballottage? Jean Marcou, professeur de droit à Sciences Po Grenoble et spécialiste du pourtour méditerranéen et du Moyen-Orient, répond à cath.ch.
Recep Erdoğan s’est donné pour tâche de permettre à la Turquie de retrouver sa grandeur héritée à la fois de l’empire Ottoman et de l’époque kémaliste. Cela passe par la consolidation de l’autorité de l’État et par l’intégration des valeurs de l’islam dans la société. Est-ce la raison de son succès certain dans les campagnes, plus attachées à un islam traditionnel et aux valeurs patriarcales?
Jean Marcou: Oui, mais il ne faut pas surestimer l’importance des campagnes en Turquie. S’il ne devait s’appuyer que sur elle, Erdoğan ne pourrait pas être majoritaire, car 82% des Turcs habitent dans des zones urbanisées. Il y a près de 30 villes de plus de 700’000 habitants en Turquie, sans parler des grandes métropoles comme Istanbul ou Ankara. Son socle électoral, ce sont les «néo-urbains» du tournant du millénaire, en particulier ceux de la péninsule anatolienne, des personnes très attachées aux valeurs familiales et patriarcales.
L’AKP a pourtant perdu plusieurs villes importantes lors des élections municipales de 2019.
Effectivement, six des dix plus grandes villes du pays, notamment Istanbul et Ankara. On a pu penser que cela allait mettre en danger sa candidature. Ce n’est visiblement pas le cas. Certes la perte d’Istanbul a été un coup dur pour Erdoğan, qui était justement devenu une personnalité politique nationale en conquérant sa mairie en 1994. Cette ville est devenue au cours des années 2000 la vitrine de l’AKP, avec sa candidature aux Jeux olympiques et les grands travaux qu’il y a menés, comme la construction de l’aéroport, du métro et du tunnel sous le Bosphore, celle de la mosquée sur la place Taksim ou de la grande mosquée de Çamlica et son musée d’art islamique… Il faut néanmoins relativiser cette défaite: si la mairie a été perdue par l’AKP, les conseils municipaux de la Ville sont restées aux mains du parti.
Le report des 5% des voix récoltées au premier tour par le troisième candidat, Sino Oğan, va se révéler particulièrement déterminant ce 28 mai 2023. Erdoğan n’est-il pas assuré de les récupérer, puisqu’Oğan défend une ligne ultra-nationaliste et de droite?
C’est probable, mais ce n’est pas une certitude. Le nationalisme d’Oğan est différent de celui d’Erdoğan, qui a des bases religieuses et cherche à faire de la Turquie une puissance régionale incontournable dans le monde musulman et au Moyen-Orient, un État capable de tenir tête au monde occidental et chrétien.
Le nationalisme d’Oğan, qui est d’origine azerbaïdjanaise, est pour sa part d’obédience ethnique. Il repose sur le grand fantasme des Turcs d’Asie centrale, d’une ethnie turque qui serait au cœur de la culture eurasiatique. Oğan est ainsi en désaccord avec la politique présidentielle turque en matière d’accueil des réfugiés syriens. Il brandit la menace du «grand remplacement» ethnique des Turcs par les Syriens (3,5 millions en Turquie). De ce point de vue, il est paradoxalement plus proche de Kiliçdaroglu, qui lui aussi attaque Erdoğan sur cette question et prévoit un plan de renvoi des réfugiés chez eux.
Toujours dans cette même logique de nationalisme ethnique, Sina Oğan demande à Kiliçdaroglu de couper ses alliances avec le parti parlementaire kurde. Ce dernier s’est présenté lors des dernières élections sous le sigle YSP (Parti de la gauche verte) et a remporté près de 10% des voix. C’est donc improbable qu’Oğan obtienne gain de cause.
Vous avez évoqué le nationalisme religieux d’Erdoğan, qui se revendique musulman sunnite. Où trouve-t-il ses racines?
On trouve des influences à la fois ottomanes et kémalistes dans le système de relations État-Islam développé par Erdoğan. L’État doit dominer la religion majoritaire, soit l’islam sunnite. C’est là une tradition ottomane. Le califat était dans les mains du sultan, donc du pouvoir politique, et le rôle du sultan était de veiller au contrôle des religieux.
L’État laïque kémaliste a ensuite créé une sorte d’islam turc encadré par l’État. Cette relation est symbolisée par la Diyanet (la direction des Affaires religieuses). Ce bureau a été créé sous Mustapha Kemal lorsque le califat a été supprimé. Son rôle était d’administrer la religion majoritaire, loin de toute dimension spirituelle ou de prises de positions religieuses.
Dans les années 1990, il se disait qu’en cas de prise de pouvoir par les islamistes, la Diyanet serait vite supprimée. Or Erdoğan l’a en fait récupérée. Il en a fait une sorte d’administration d’État de l’islam turc et de dissémination de cet islam à l’étranger via des œuvres caritatives, des constructions de mosquées, etc. C’est significatif de qui il est. Il n’est pas un islamiste classique, mais un nationaliste et un étatiste avant tout.
Quand il a été élu pour la première fois, deux scénarios d’évolution de l’AKP et du régime étaient avancés: soit un glissement vers un islam-démocrate en vue d’une adhésion à l’Europe, soit la mise en lumière de «l’agenda caché» d’Erdoğan qui viserait l’islamisation de la société et de l’État. C’est donc un troisième scénario qui a émergé.
Il y a bien une réislamisation du pays, mais pas dans le but d’instaurer une République islamiste. Pour le président sortant et ses électeurs, la religion est importante car elle est une composante primordiale de l’identité nationale. Erdoğan n’a d’ailleurs pas remis en question le statut laïque de l’État. Il n’y a pas d’application de la loi religieuse dans la loi turque, ce qui est une exception dans le monde musulman. C’est le code civil qui régit le droit de la famille, et non la loi islamique. Le mariage civil est toujours le mariage officiel, par contre les muftis ont été autorisés à les prononcer, ce qui est un renversement de perspective.
Sous la pression d’Erdoğan, son adversaire Kemal Kiliçdaroglu s’est officiellement déclaré alévi durant la campagne électorale. Le fait d’appartenir à cette religion plus «libérale» que l’islam sunnite, et mal estimée en Turquie, influence-t-il sa vision de l’État laïc? Son élection permettra-t-elle une revalorisation de l’alévisme et un changement du rapport avec les autres religions, notamment le christianisme?
Kiliçdaroglu est un alévi, mais il n’est pas leur représentant. En outre tous ses partisans ne sont de loin pas des alévis! Reste qu’il relancera certainement le principe de la laïcité à la Turque héritée du kémalisme. Son objectif est de dépasser les vieux clivages: sunnites ou pas, religieux ou pas.
Dans un message vidéo destiné aux jeunes, il a expliqué qu’en se déclarant alévi, il veut rappeler que la société turque est diversifiée, que l’on peut être Turc sans être musulman sunnite, que chacun peut avoir ses convictions sans chercher à dominer celle des autres. Il devrait donc freiner l’encouragement par l’État du développement du religieux dans les modes de vie. La tolérance envers les alévis et plus largement les autres religions devrait aussi être mieux abordée.» (cath.ch/lb)
L’alévisme, religion ou branche de l’islam?
À l’image des druzes pour le Liban, l’alévisme est une religion spécifiquement turque, même si elle est souvent qualifiée de branche de l’islam chiite. Elle procède de croyances zoroastriennes antérieures à l’implantation de l’islam. On y retrouve même des influences chrétiennes, la Bible y étant considérée comme un livre sacré.
Les alévis n’observent pas les cinq piliers de l’islam, ont une relation entre hommes et femmes de tendance égalitaire, mettent l’accent sur la dimension intérieure et mystique de la foi. Ils ont été un fort soutien au régime laïc de Mustafa Kemal car ils ne voulaient pas d’une domination de l’islam sunnite en Turquie.
Les alévis représentent plus d’un quart de la population du pays (15 à 20 millions de personnes) et vivent en particulier dans le sud-est. La plupart d’entre eux sont turcophones ou kurdophones. LB
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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