Docteur en ingénierie de l’université de Cambridge, sœur Helen Alford est économiste, experte en éthique des affaires, et a notamment enseigné aux États-Unis. Depuis 2021, elle est doyenne de la Faculté des Sciences sociales de l’Université pontificale Saint-Thomas d’Aquin à Rome, communément appelée l’Angelicum. Elle avait déjà occupé cette charge de 2001 à 2013.
À la tête de l’Académie pontificale des sciences sociales, sœur Helen Alford devra notamment encourager la réflexion sur les grands bouleversements technologiques que le monde connaît actuellement. Et devra montrer que l’Église peut apporter un regard sur la révolution numérique en cours. Entretien.
Dans un monde sécularisé où la doctrine sociale catholique n’est peut-être plus autant prise en considération qu’auparavant, comment l’Académie pontificale des sciences sociales, et plus généralement l’Église, peuvent-elles se faire entendre ?
Sœur Helen Alford: Beaucoup de gens ont l’impression que l’Église n’est pas un acteur majeur. Mais en étant ici à Rome, je pense que l’on a une perspective différente. Les organisations internationales, telles que les Nations unies ou l’Union européenne, sont plutôt ouvertes, et ce n’est pas nouveau. Lorsque Jean Paul II a publié Sollicitudo Rei Socialis en 1987, les Nations unies avaient organisé un séminaire à New York sur l’encyclique. Peu après, en 1990, le premier rapport sur le développement humain a été publié et je pense que l’encyclique a eu un certain impact. Les pays ont commencé à se mesurer sur la base de l’indice de développement humain, plutôt que sur le seul produit intérieur brut (PIB).
Lorsque Laudato si’ a été publié en 2015, deux grands accords ont été conclus peu après: les accords de Paris sur le climat et les objectifs de développement durable des Nations unies. Tout le monde reconnaît que l’encyclique du pape François a joué un rôle crucial dans ces accords.
Au final, je crois que l’Église est importante et influente à certains égards et dans certains domaines, mais ce n’est pas le cas partout. C’est une situation normale pour l’Église: nous lançons un appel, certaines personnes sont intéressées, d’autres non.
Quels sont, selon vous, les sujets les plus importants que l’Académie pontificale des sciences sociales doit aborder aujourd’hui?
Notre source numéro ‘une’ est le pape François. Nous devons le soutenir et soutenir les sujets sur lesquels il veut travailler. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui parler, mais nous savons, grâce à ses écrits et à son ministère, ce qui l’intéresse en général.
Je dirais qu’il s’agit de cette double crise: sociale et environnementale, qui est au cœur de Laudato si’. Un autre aspect est le sentiment de ramener notre dimension communautaire au centre de notre pensée et de notre action, ce qui est l’idée de Fratelli Tutti.
«Nous ne sommes pas simplement des individus qui atteignent leurs propres objectifs, mais nous construisons fondamentalement notre société ensemble»
J’aime à penser que nous essayons de faire avancer les frontières du bien commun contre la société du jetable. Nous savons que les systèmes sociaux peuvent être modifiés par nos actions et que nous pouvons travailler ensemble pour plus de justice dans le monde. Pour ce faire, nous devons également prêcher l’Évangile et le rendre présent dans le monde. C’est en quelque sorte une continuation de l’incarnation, un partage de notre foi d’une manière très pratique.
L’intelligence artificielle est un sujet qui a fait irruption dans notre actualité récente. Des images du pape François en doudoune à la mode ont fait le tour du monde. Mais ce n’est que la pointe visible – et sympathique – de l’iceberg. Comment l’Église analyse-t-elle le développement de cette technologie?
Le développement technologique est entre nos mains. La technologie n’est pas comme la science, qui est quelque chose que nous découvrons, car elle concerne les principes de l’ordre naturel. La technologie est comme la culture, c’est quelque chose que nous créons.
Il existe donc deux grandes trajectoires de développement technologique. La première est celle que nous connaissons aujourd’hui comme dominante et que certains qualifieraient de technocentrique ou de monotechnique. Elle met la machine au centre et c’est à la société de s’y adapter. On le voit par exemple aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. Un certain groupe de personnes bénéficie de ce type de développement et le reste de la société est contraint de s’adapter.
Toutefois, il existe une autre forme de développement technologique que l’on peut qualifier d’humain ou de centré sur la vie. Il s’agit de rendre un mode de vie particulier plus productif, riche et complet, et non de permettre à un groupe d’en dominer un autre. Par exemple, au début de la révolution industrielle, deux types différents de machines à filer ont été mis au point. Le premier a été créé dans les années 1770 par un filateur expérimenté et le second dans les années 1830 par des ingénieurs professionnels mandatés par les propriétaires des machines à tisser, les grands capitalistes. Au départ, les deux machines étaient aussi productives l’une que l’autre, mais il y avait une énorme différence dans la manière dont elles affectaient les personnes qui les utilisaient. À la fin, c’est la seconde, qui pouvait être opérée par n’importe quelle personne qui a reçu les investissements.
Avec l’intelligence artificielle, nous sommes confrontés à un problème qui a été créé parce que le premier type de développement technologique a primé et non celui centré sur l’homme. Or, opter pour le second serait parfaitement possible à un niveau structurel. Le problème est qu’il n’y a pas eu d’investissements pour cette deuxième option. Le développement technologique peut être une bonne chose. Nous pourrions faire beaucoup mieux avec l’intelligence artificielle et les autres technologies dont nous disposons afin qu’elles puissent soutenir la vie et les humains le mieux possible.
Une lettre a été publiée récemment, signée entre autres par Elon Musk, appelant à un moratoire sur la recherche en matière d’intelligence artificielle. Comment l’Église peut-elle répondre à ces préoccupations sur ce sujet?
De nombreux dialogues sont en cours. L’Académie pontificale pour la vie, par exemple, a créé en 2020 un document intitulé ‘Rome Call for AI Ethics‘, qui a été signé par de grandes entreprises telles que Microsoft. Cette année, cette académie a appelé d’autres religions à le signer pour essayer de lui donner une dimension interreligieuse.
Au Vatican, d’autres entités ont lancé des réflexions, comme le dicastère pour la Culture et l’éducation qui a un département consacré à la culture numérique. Le dicastère pour le Service du développement humain intégral compte aussi des personnalités intéressées par ces sujets. Il existe un groupe transversal au sein du Saint-Siège qui travaille sur différents aspects de la question de l’intelligence artificielle.
«Les personnes haut placées dans ces organisations technologiques se rendent compte qu’elles ont besoin d’une autre vision».
L’une des choses essentielles que l’Église peut faire est de donner aux personnes une vision différente. Si les gens peuvent voir le monde différemment, ils peuvent changer les paramètres pour concevoir la technologie différemment. L’Église peut ouvrir l’esprit des gens.
D’une certaine manière, c’est ce que l’Évangile a toujours fait: donner aux personnes le sentiment qu’il existe un autre monde. En fin de compte, nous savons qu’il y aura un autre monde final, mais nous voulons montrer que même dans notre monde actuel, les choses peuvent être meilleures à cause de la présence de la grâce, de l’enseignement du Christ, de la communauté de foi et de bien d’autres choses encore.
Ces travaux intéressent-ils les personnes qui dirigent les entreprises du numérique?
Je pense que les personnes haut placées dans ces organisations technologiques apprécient ce que nous faisons. Ils se rendent compte qu’elles ont besoin d’une autre vision. Ils ne savent pas nécessairement comment la mettre en pratique, mais ils peuvent commencer à y réfléchir.
En fin de compte, ce sont les ingénieurs qui doivent mettre cette vision en pratique. Mais s’ils n’ont pas l’inspiration pour essayer de le faire, ils ne le feront pas, et c’est là que nous pouvons entrer en jeu. Si Mark Zuckerberg et ses équivalents demandaient à leurs ingénieurs de créer une interface qui génère du profit pour leur entreprise tout en améliorant la dignité humaine, cela pourrait se faire. Cependant, ce n’est pas l’objectif qui a été donné à ces employés et beaucoup d’entre eux quittent maintenant ces entreprises parce qu’ils n’aiment pas ce qu’ils font et ce qu’ils voient.
«Partout où il est nécessaire de rassembler un grand nombre d’informations pour obtenir le meilleur résultat possible, les systèmes d’IA sont fantastiques.»
D’autres vivent avec une tension en eux et continuent à travailler dans ces domaines, même s’ils voient les effets négatifs, par exemple, que les médias sociaux ont sur leurs enfants. Notre système économique incite fortement de nombreuses personnes à continuer à travailler dans le monde technologique. Pour y faire face, nous avons besoin de la grâce, de la prière et de l’aide divine, et nous en parlons également au sein de l’Académie pontificale.
L’Académie consacre une grande partie de son attention à développer l’idée d’une économie fraternelle, et met l’accent sur le bien-être de l’homme. Comment l’intelligence artificielle peut-elle s’inscrire dans cette vision économique?
Nous pouvons faire en sorte d’avoir une intelligence artificielle qui vienne en support des compétences humaines, tout comme l’a fait la machine à filer à la fin des années 1700. Certaines formes d’IA le font déjà, comme les systèmes qui aident les médecins à diagnostiquer les maladies plus efficacement.
Partout où il est nécessaire de rassembler un grand nombre d’informations pour obtenir le meilleur résultat possible, les systèmes d’IA sont fantastiques, car ils peuvent le faire à moindre coût et plus rapidement. Tout comme la vapeur a permis de soulever des objets là où les muscles des chevaux ou les nôtres ne pouvaient le faire, l’IA peut nous aider à améliorer l’efficacité de notre échelle et de nos capacités.
Beaucoup craignent que les outils avancés d’intelligence artificielle ne remplacent certains types d’emplois – ces chatbots qui ont émergé peuvent reproduire, par exemple, des articles de presse ou des contrats très précis. Quelles sont, selon vous, les implications de l’essor de l’intelligence artificielle pour l’emploi, la culture du travail et l’éthique?
Je pense qu’à chaque fois qu’une technologie majeure émerge, elle détruit des emplois mais en crée d’autres. Ce fut d’abord la vapeur, puis l’électricité, puis les technologies de l’information. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est probablement un autre type de technologie influente qui aura des effets très généralisés. Les gens étaient toujours inquiets lorsqu’une nouvelle technologie apparaissait.
«Des études ont donné des projections assez pessimistes concernant les emplois qui seraient affectés par l’IA»
Il est vrai qu’à l’heure actuelle, des études ont donné des projections assez pessimistes concernant les emplois qui seraient affectés par l’IA. Toutefois, nous pouvons peut-être réorienter ce développement de manière à ce qu’il soutienne le développement humain et à ce que l’accent soit mis sur l’amélioration de la productivité des compétences humaines plutôt que sur la suppression des compétences des emplois.
Le point crucial est que nous avons le choix, nous ne sommes pas contraints de développer la technologie d’une certaine manière qui profite seulement à un certain groupe de personnes. Nous devons avoir la confiance nécessaire pour poser les bonnes questions. Le critère devrait être de savoir ce que le développement technologique fait pour soutenir la vie et la bonté de la création dans son ensemble. Si le critère est de gagner le plus d’argent possible, quel qu’en soit le coût pour les autres, cela provoquera certainement des dégâts, comme cela en a déjà fait par le passé. C’est l’état d’esprit technocratique dont parle le pape François. (cath.ch/imedia/ic/mp)
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