Lucas Arpin, médiateur culturel de la Bibliothèque de Genève, manie avec prudence quelques précieux manuscrits d’époque et lit à voix haute des morceaux choisis. Il offre à ses visiteurs une plongée visuelle et auditive fascinante dans la pensée anti-anthropocentriste du philosophe.
Le concept de végétarisme n’existe pas encore dans le 18e siècle occidental. Mais en revisitant la place de l’homme dans la création, les penseurs des Lumières en viennent à remettre en question sa ‘nature’ de carnivore. Leur argumentation repose tant sur des éléments anatomiques ou d’observation sociale, que sur des textes philosophiques de l’Antiquité grecque et sur la Genèse.
Ainsi trouve-t-on sous le mot Boucher de l’Encyclopédie, éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Diderot, la théorie selon laquelle vivre dans un environnement où coule le sang est propice à alimenter la violence.
«…Chaque Boucher a quatre garçons; plusieurs en ont six: ce sont tous gens violens, indisciplinables, & dont la main & les yeux sont accoûtumés au sang…»
Ou encore, dans la définition donnée de Carnacier, la thèse du naturaliste Gassendi selon laquelle la dentition humaine prouve «que les hommes ne sont pas naturellement animaux carnaciers».
De tous les philosophes des Lumières, motivé par des raisons de santé mais aussi philosophiques voire religieuses, Voltaire est certainement celui qui a écrit les pages les plus virulentes à ce propos. Sous le titre Voltaire était-il végétarien? la visite guidée du 30 mars 2023 au musée Voltaire de Genève, organisée dans le cadre de la 8e édition du Festival Histoire et Cité consacrée à l’alimentation, les a ramenées à la mémoire.
Connu pour son anticléricalisme, Voltaire n’en croit pas moins à l’existence d’un Créateur. Mais contrairement aux thèses avancées par l’Église, il ne voit pas en l’Homme un être à part. Pour lui, tous les animaux sont détenteurs d’une âme animée et ont donc la capacité d’avoir des sentiments. «L’Homme a reçu plus de talent du grand Être et rien de plus», écrit-il en 1771 dans une de ses Lettres de Memmius. Cela ne fait pas de lui une espèce supérieure au service de laquelle devraient se soumettre toutes les autres espèces du genre animal (auquel les humains appartiennent). C’est sa vanité qui l’amène à se croire exceptionnel, explique-t-il dans son Dictionnaire philosophique (1764).
«Une théorie circulait au 18e siècle», raconte Lucas Arpin. «Au commencement de la Création, les humains ne se nourrissaient pas de chair et ne versaient pas le sang, ce récepteur du souffle de la vie. C’est leur orgueil qui a contribué à légitimer les carnivores. Et ce sont leurs abus, notamment, qui vont déclencher la colère divine et le déluge.»
Les quelques lignes suivantes, lues durant la visite par le médiateur culturel, sont tirées de l’Encyclopédie et éclairent le mot Abstinence. Elles n’ont pas été écrites par Voltaire lui-même, mais elles proposent une interprétation de la Genèse à laquelle il souscrivait: «…Les premiers hommes avant le déluge s’abstenoient de vin & de viande, parce que l’Écriture marque expressément que Noé après le déluge commença à planter la vigne, & que Dieu lui permit d’user de viande, au lieu qu’il n’avoit donné à Adam pour nourriture que les fruits & les herbes de la terre (…) l’Écriture en deux mots nous fait assez connoître à quel excès leur corruption étoit montée, lorsqu’elle dit que toute chair avoit corrompu sa voie…»
Un Éden qui n’aurait pas totalement disparu de la surface terrestre et dont Voltaire pense pouvoir retrouver les traces en Inde. Son grand projet intellectuel qu’est son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, publié à Genève en 1756, l’amène à s’intéresser à cette région. «Se passionnant pour l’Inde et l’hindouisme, Voltaire a acquis tous les livres en français disponibles alors sur le sujet, explique Lucas Arpin. Il a ainsi découvert que les brahmanes, ces hindous de castes supérieures, s’abstiennent de manger de la viande. Il s’est alors demandé si les hindous n’étaient pas les descendants directs des premiers hommes non carnivores.»
La métempsycose vient alimenter son hypothèse. Cette croyance selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps, non forcément humains, est alors à la mode et Voltaire s’y intéresse. «À la lecture de ces livres, Voltaire se rend compte que ce concept est antécédent au judaïsme, d’où l’idée que le jardin d’Éden se serait trouvé dans la vallée du Gange, entre l’Inde et le Bangladesh», explique le médiateur culturel de la Bibliothèque de Genève.
Pour le penseur des Lumières, l’hindouisme serait une religion tournée vers l’amour et la compassion (un sentiment non inné), contrairement au judaïsme qui met en avant un Dieu jaloux et en colère. Ce qui expliquerait que les hindous, plus sensibles que les chrétiens à la souffrance des animaux, ne se nourrissent pas de leurs chairs. Dans ses Questions sur l’encyclopédie, il écrit: «On voit un singulier contraste entre les livres sacrés des Hébreux et ceux des Indiens. Les livres indiens n’annoncent que la paix et la douceur; ils défendent de tuer les animaux: les livres hébreux ne parlent que de tuer, de massacrer hommes et bêtes; on y égorge tout au nom du Seigneur; c’est tout un autre ordre de choses.»
Ou encore: «Il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal, au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres?»
Critiquer ‘le manger chair’ est donc pour Voltaire une façon de remettre en cause les préceptes de l’Église. Mais sa réflexion est aussi liée aux problèmes de santé qu’il rencontre avec l’âge, notamment sa dentition gâtée et ses douleurs de ventre qui l’obligent à une diète frugale.
Sincèrement révolté par l’injustice et habité d’une grande sensibilité pour les animaux, l’écrivain n’est toutefois pas à l’abri des contradictions. Il aime recevoir et offre à ses hôtes quantité de viande, leur servant à profusion dindons, canards ou lapins élevés sur ses terres de Ferney, où il se rend après avoir quitté Genève. «On ne peut pas porter notre regard contemporain sur les exigences de la société de Cour, de château du 18e siècle. L’alimentation était beaucoup moins diversifiée qu’aujourd’hui. La viande était considérée comme un bien de luxe et l’offrir à ses hôtes était de l’ordre du savoir vivre», précise à cath.ch Flavio Borda D’Agua, conservateur du musée Voltaire (Délices), à la fin de la visite guidée.
Voltaire est amené au soir de sa vie à pousser sa réflexion sur la dévoration encore plus loin, souligne pour sa part Renan Larue, professeur de littérature française à l’Université de Californie et spécialiste du végétarisme au temps des Lumières. «Les animaux, écrit Voltaire dans ses Lettres de Memmius, sont encore plus misérables que nous: assujettis aux mêmes maladies, ils sont sans aucun secours; nés tous sensibles, ils sont dévorés les uns par les autres. Point d’espèce qui n’ait son bourreau.» Et à poser douloureusement la question du mal, face à un Créateur qu’il suppose bon. (cath.ch/lb)
Les «Délices», un instrument de travail pour les chercheurs du monde entier
Voltaire vécut à Genève de 1755 à 1760, dans sa villa ‘Les Délices’, comme il la baptisa, sur les hauts de Saint-Jean, avant de s’installer définitivement à Ferney, en France voisine. «Affaibli par la maladie et s’intéressant à l’horticulture, Voltaire chercha à y créer son propre éden. Il voulait faire de sa terre un jardin», explique Flavio Borda D’Agua, conservateur de l’institut Musée Voltaire et spécialiste des Lumières. Des serres y trouvèrent place, mais aussi des étables, des poulaillers et des ruches, ainsi que plusieurs animaux de compagnie.
Mais l’une des raisons majeures qui poussa Voltaire à s’installer dans la République de Genève est la présence sur son territoire des frères Cramer, précise le conservateur du musée. «Ces éditeurs réputés n’hésitaient pas à publier des livres que la censure royale n’aurait pas laissé passer en France. À Genève, il n’y avait pas de censure préalable. Ce n’était qu’après leur publication que les ouvrages pouvaient être attaqués par le Consistoire ou les autorités judiciaires et être condamnés au bûcher ou à la lacération. Ce sera le cas d’ailleurs en 1764 du Dictionnaire philosophique de Voltaire», précise Flavio Borda D’Agua.
Le philosophe français a écrit plusieurs de ses œuvres décisives aux ‘Délices’, comme le Poème sur le désastre de Lisbonne et Candide.
Cette demeure historique a été transformée en 1954 en un musée Voltaire. Il abrite la plus grande bibliothèque au monde constituée autour du philosophe et de son œuvre. Constituée d’environ 25’000 imprimés, de plus d’un millier de manuscrits et de nombreux documents iconographiques, elle est devenue un centre d’études international névralgique sur Voltaire et le siècle des Lumières. LB
Lucienne Bittar
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