Un grand nombre d’artistes ont réinvesti depuis longtemps la représentation de la Cène, en particulier l’image peinte par Léonard de Vinci au couvent des dominicains de Santa Maria delle Grazzie de Milan. Ce chef-d’oeuvre fait partie de la mémoire collective, relève Nathalie Dietschy, professeur assistante d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne.
La Cène est entrée depuis longtemps dans la culture populaire, à l’instar de quelques rares autres oeuvres d’art, comme la Piéta ou le David de Michel-Ange, même au-delà du monde occidental chrétien. C’est une référence que l’on retrouve non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans la photo, le cinéma, la bande dessinée, la publicité ou aujourd’hui les ›mèmes’ sur internet et les réseaux sociaux, sans parler des messages ésotériques, millénaristes ou complotistes. Pratiquement n’importe quel spectateur est capable de faire le lien avec l’oeuvre originale.
Cet emprunt permet des réinterprétations très libres qui peuvent sortir de la sphère religieuse pour entrer dans le monde profane. L’historienne de l’art note ici qu’elles n’ont pas attendu le XIXe ou le XXe siècle. La place à table du traître Judas a, par exemple, suscité d’innombrables suggestions: près de Jésus, au bout, dans un angle, dans l’ombre, à l’écart des autres?
Si l’on se concentre sur les aliments du repas, on aura non seulement le pain et le vin ou le poisson mais aussi des fruits comme des cerises ou encore des cochons d’Inde dans une représentation du Pérou.
Il faut relever que les textes évangéliques ne donnent quasiment aucun élément matériel, ni sur la salle et son aménagement, ni sur la tenue du Christ et des apôtres, ni sur le repas. Les artistes de toutes les époques avaient ainsi une grande liberté d’interpération. Que Léonard de Vinci utilise aussi largement, même s’il reste dans une visée religieuse.
Un demi-siècle avant Léonard, Fra Angelico représente déjà la cène avec Jésus ›donnant la communion’ à ses apôtres avec des hosties et un calice. En 1937, le peintre français Maurice Denis aura une démarche analogue, souligne Nathalie Dietschy.
Même si les églises se vident, les artistes continuent de se questionner et d’intégrer la quête religieuse dans l’actualité. Dans le cadre de sa série photographique «Jesus is my Homeboy», en 2003, le photographe et pop artiste américain David LaChapelle, qui se définit comme croyant, met en scène Jésus dans une ambiance hip-hop, art urbain, où s’entremêlent casquettes, tatouages et bouteilles de bière. Le seul symbole religieux de cette scène est une croix illuminée au-dessus de la tête du Christ. David LaChapelle ne cherche pas à choquer mais à faire réfléchir sur la place de la religion dans la société d’aujourd’hui.
Lorsque la cène sort des églises et de la représentation religieuse cela lui ouvre un champ d’interprétation très vaste. Les artistes selon leur contexte culturel et personnel utilisent la Cène comme véhicule de leur message, remarque l’historienne de l’art.
En 2001, l’artiste chinois Zeng Fanzhi illustre la Cène avec un groupe de pionniers du Parti communiste avec leur foulard rouge se partageant des morceaux de pastèques. Le traître Judas porte une cravate dorée qui renvoie au capitalisme. La présence de pastèques sur la table est totalement inédite, elle rappelle que la Chine reste une très grande productrice et consommatrice de pastèques et la couleur rouge évoque évidemment le sang.
Dans le même esprit, l’artiste photographe d’origine samoane Greg Semu revisite la cène avec des modèles kanaks. La cène quasiment cannibale raconte les clichés des missionnaires sur ce peuple autochtone. Le dernier repas célèbre ici la fin des traditions avant la conversion au christianisme.
Dans son travail Yo mama’s last supper, l’artiste américano-jamaïcaine Renee Cox incarne Jésus, nue, debout entourée de onze apôtres noirs et d’un blanc. Elle met ainsi en avant la cause des femmes et la sous-représentation de sa communauté ethnique.
La photographe suédoise lesbienne Elisabeth Ohlson Wallin, a créé la série Ecce homo. Parmi les clichés, on trouve une cène (inspirée ici de l’oeuvre de Juan de Juanes de 1556) rassemblant des travestis et un Jésus en talon aiguille tenant à la main un poudrier. Derrière l’œuvre, c’est ici la cause des homosexuels que l’artiste cherche à servir. Sur la table on voit un menu très festif avec du champagne et des chips. Une manière de montrer que le Christ se met à table avec les opprimées et les parias.
Afin de dénoncer la domination coloniale et patriarcale, ces artistes s’approprient de manière transgressive une représentation typique de l’art européen. Cette rupture avec le canon occidental est parfois violente, mais c’est surtout une façon de se questionner sur son identité et son éducation.
«Certaines de ces représentations peuvent blesser ou choquer mais au-delà de la transgression, elles manifestent une volonté de reconnaissance et une recherche d’intégration», relève Nathalie Dietschy.
Au cinéma on rencontre assez souvent dans des films au thème profane des «tableaux vivants»reprenant l’iconographie de la Cène, sorte de clins d’oeil à un patrimoine universel.
La publicité a aussi très largement récupéré l’image de la Cène. Il s’agit alors sur ton généralement humoristique et décalé de promouvoir tel ou tel bien ou service. On ne vise plus à faire passer un message artistique mais uniquement à véhiculer une communication commerciale. On se souvient par exemple de campagne pour la nouvelle VW golf, en 1998, avec le slogan «Mes amis réjouissez-vous ! Une nouvelle Golf et née» mélangeant sans aucun complexe Noël et Pâques. Elle avait d’ailleurs soulevée pas mal d’indignation. Volkswagen et son agence de publicité ont été attaqués en justice et un accord à l’amiable a été conclu avec un retrait des affiches accompagné d’un don au Secours Catholique.
Pus récemment pendant le covid, de nombreux ‘mêmes’ où Jésus est tout seul pour son dernier repas ont circulé sur internet.
A la liberté de l’auteur, correspond celle du ‘regardeur’ conclut Nathalie Dietschy. Une fois créée, l’oeuvre n’appartient plus à l’artiste, mais au spectateur qui se l’approprie… ou pas. (cath.ch/mp)
L’original
La Cène de Léonard de Vinci est une fresque murale qui représente le dernier repas du Christ avec ses douze apôtres le soir du Jeudi-Saint, juste avant d’être arrêté par les Romains, donc à la veille de sa crucifixion.
C’est le jeune duc de Milan, Ludovic Sforza qui fit appel aux services de Léonard De Vinci et quelques autres artistes pour décorer la chapelle, le réfectoire et certaines pièces du couvent Santa Maria delle Grazie. Léonard entama la réalisation de son chef-d’œuvre en 1494 pour l’achever quatre ans plus tard. Léonard de Vinci a su capter l’essence-même du moment où Jésus annonça à disciples que l’un d’eux allait le trahir. Grâce au génie du peintre, les visiteurs ont le sentiment de se trouver à cette même table. Ils ont l’impression que le regard de Jésus les suit.
La Cène fait 8,80m de long sur 4,60m de haut. La technique de peinture est celle de la «tempera» (appelée également détrempe) qui fait ressortir les couleurs mais qui résiste mal à l’humidité. Dès 1517 on signale un état de dégradation avancée. L’oeuvre subira ainsi de nombreuses restaurations et nettoyages. MP
Nathalie Dietschy: Le Christ au miroir de la photographie contemporaine, Neuchâtel, 2016, 358 p. Alphil-Presses universitaires suisses.
Historienne de l’art, Nathalie Dietschy est docteure ès Lettres de l’Université de Lausanne, spécialiste de la période contemporaine. Elle est l’auteure de nombreux articles sur la représentation du Christ en photographie et a co-édité et co-dirigé plusieurs ouvrages (Jésus en représentations, 2011 ; Le Christ réenvisagé. Variations photographiques contemporaines, 2016). Ses domaines de recherche incluent la représentation du Christ en photographie, les rapports entre art sacré et art profane (XIX-XXIe siècles), ainsi que les livres d’artistes et de photographie.
Le site www.lacene.fr/ répertorie une très large palette des innombrables parodies de la Cène dans tous les domaines. En fouillant à gauche à droite sur internet, l’auteur a réuni un grand nombre de versions qu’il propose souvent accompagnées d’un commentaire explicatif.
Maurice Page
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/la-cene-du-christ-a-toutes-les-sauces/