«Le roman, la littérature, voyez-vous, lit dans le cœur de l’homme (…) et il est utile pour la prédication de connaître les cœurs», avait confié en 2016 le pape François au Père Spadaro. Le jésuite est un proche du Saint-Père et l’accompagne fréquemment dans ses voyages. Le prêtre-journaliste connaît aussi très bien ses habitudes de lecture. Un aspect, qui selon lui, permet de mieux comprendre la vision du monde du pontife argentin et d’éclairer «sous un angle différent» son pontificat. A l’occasion des dix ans de son élection, le 13 mars 2013, le directeur de la Civilta Cattolica esquisse, dans la revue jésuite italienne, «la carte littéraire de Bergoglio».
Le pape François a toujours été passionné par la littérature, explique Antonio Spadaro. Les romans et la poésie l’ont accompagné dans sa formation. Une fascination qui remonte probablement à son enfance, notamment lorsque son père lui lisait à haute voix des livres après le dîner.
Cet attrait précoce pour les lettres l’a influencé dans ses études et sa carrière ecclésiastique. Jeune jésuite, il a enseigné la littérature dans une école catholique de Santa Fe, au nord de l’Argentine. «Il y a acquis la conviction que l’expérience créative était décisive», également pour la foi, souligne Antonio Spadaro.
Il note qu’au sein de la littérature, Jorge Bergoglio a toujours eu un intérêt particulier pour la poésie. Il sera ainsi le premier pape à préfacer un recueil de poèmes, l’ouvrage Rime a sorpresa (Les rimes surprises), de Luca Milanese, en 2020.
Pour le journaliste jésuite, cette passion poétique du pape vient de sa conviction que le manque d’imagination est un grave problème pour la foi. «Nous avons maintenant besoin du génie d’un nouveau langage, d’histoires et d’images fortes, d’écrivains de poètes et d’artistes capables de crier au monde le message de l’Evangile, de nous faire voir Jésus», a ainsi déclamé François dans une méditation à Sainte-Marthe en 2014.
Pour exprimer sa pensée, François utilise fréquemment des images. «Comprendre les métaphores aide à rendre la pensée agile, intuitive, flexible, aiguë. Ceux qui ont de l’imagination ne deviennent pas rigides; ils ont le sens de l’humour, appréciant toujours la douceur de la miséricorde et de la liberté intérieure», avait expliqué l’évêque de Rome à la communauté de la Civilta Cattolica en 2017. Il a ainsi utilisé des citations de poètes dans nombre de ses textes, également dans les documents les plus importants, tels que les exhortations apostoliques ou les encycliques.
Jorge Bergoglio avait confié dans une interview en 2013 aimer les «artistes tragiques». Sa passion pour Dostoïevski est bien connue. Pour le pape François la tragédie «témoigne de la complexité et de la nature contradictoire de l’expérience humaine, de la vie», assure le directeur de la revue jésuite. Dans l’œuvre dostoïevskienne préférée du pape, Notes d’un souterrain, l’auteur écrit que «deux plus deux égale quatre n’est plus la vie, messieurs, mais le principe de la mort». «L’une des pierres angulaires de la pensée de Bergoglio est que la réalité passe toujours avant l’idée et que la complexité du polyèdre est supérieure aux équidistances de la sphère», note le Père Spadaro.
Ce dernier y voit «un point crucial pour comprendre François». Cette «infraction à la logique rigide postulée par le grand écrivain russe» peut être considérée comme la base d’un des concepts mis en avant par le pontife: la «pensée incomplète» ou «pensée ouverte».
«Par ‘populaire’, le pape François entend une œuvre liée au peuple, qui exprime son génie»
Antonio Spadaro
Une vision des choses qu’il aurait également découverte chez Baudelaire, pour lequel «la vie n’est pas une image en noir et blanc. C’est une image en couleurs. Il y a du clair et du foncé, de l’atténué et du vif. Mais les nuances prévalent toujours».
Cette «pensée ouverte» s’oppose à la «pensée isolée» ou «pensée unique», souvent décriée par François, notamment face à la mondialisation. En 2005, Jorge Bergoglio dénonçait ainsi «la conception impérialiste de la mondialisation», conçue comme «une sphère parfaite et propre où tous les peuples se fondent dans une uniformité qui annule la tension entre les diversités.»
Jorge Bergoglio a toujours également marqué de l’intérêt pour les œuvres classiques, voire populaires, notamment de la littérature latino-américaine et argentine. «Mais par ‘populaire’, il entend une œuvre liée au peuple, qui exprime son génie», note Antonio Spadaro. Il affectionne particulièrement les auteurs tels que Leopoldo Marechal, un classique argentin attaché au cosmopolitisme de Buenos Aires, pour son expression de «la valeur de l’unité d’un peuple sur la base de la diversité et du métissage.»
Marechal évoque notamment une cité utopique au nom significatif de «Philadelphie» [qui signifie en grec: l’amour d’un frère ou d’une sœur]. «Comme la rose règne parmi les fleurs, la ‘cité des frères’ règnera parmi les métropoles du monde», écrit l’auteur argentin. «Comment ne pas voir ici l’arrière-plan de l’encyclique Fratelli Tutti?», relève le journaliste jésuite.
«Parmi les œuvres classiques lues par François, certaines ont inspiré sa vision de l’homme en tant que ‘voyageur'»
Antonio Spadaro
Outre la fraternité, le pape François «est manifestement impressionné par les œuvres qui manifestent la miséricorde». Un aspect dont Dante est pour lui l’un des principaux chantres. En témoignent notamment, dans son œuvre, la figure de l’empereur Trajan, placé au chant XX du Paradis bien que païen, ou celle du roi Manfred, excommunié mais placé par Dante au Purgatoire. Quand le pontife avait déclaré un Jubilé de la Miséricorde, entre 2015 et 2016, peut-être avait-il ces oeuvres en mémoire.
Pour Antonio Spadaro, le style pastoral de François a pu être inspiré par un certain nombre d’auteurs, dont Victor Hugo. Le pape a fait référence en 2022 à l’évêque Bienvenu, qui apparaît dans Les Misérables. L’écrivain français le décrit en effet comme un médecin dans un hôpital de campagne, un terme récurrent dans la rhétorique du pontife. «(…) il sentait partout la fièvre, il écoutait partout la souffrance et, sans chercher à percer l’énigme, cherchait à apaiser la plaie (…) ‘Aimez-vous les uns les autres’ : […] il n’aspirait à rien de plus, et en cela résidait sa doctrine», écrivait le grand auteur. «On dirait vraiment l’incarnation du pasteur selon Bergoglio», note le Père Spadaro.
Parmi les œuvres classiques lues par François, certaines ont inspiré sa vision de l’homme en tant que «voyageur», note le jésuite. Le pape s’est ainsi référé à plusieurs reprises à la figure d’Enée chez le poète latin Virgile. Face aux ruines de Troie, le héros surmonte la tentation de s’arrêter pour reconstruire la ville et, prenant son père sur les épaules, commence à gravir la montagne vers la colline où sera fondée Rome. «C’est ce que nous devons tous faire maintenant, aujourd’hui: emporter avec nous les racines de nos traditions et gagner la montagne», avait préconisé le pontife dans une interview en 2020.
«La réception de Virgile par Bergoglio s’inscrit dans la lignée de tant de littéraires, d’hommes et de femmes de culture pour qui la réception d’un classique est un rapport fécond entre le passé et le présent, affirme ainsi le Père Spadaro. C’est la reprise du fil qui unit l’expérience présente et passée, c’est la possibilité de se régénérer à travers un texte d’hier afin d’en tirer une carte pour tracer notre avenir».
Bergoglio est très sensible à cette image d’Enée, le héros sur la route, conscient du sens de sa mission. Une idée qu’il retrouve dans la littérature contemporaine, notamment chez Tolkien. Dans un de ses discours en tant qu’archevêque de Buenos Aires, il notait que l’auteur du Seigneur des Anneaux «reprend dans les figures de Bilbon et de Frodon l’image de la personne appelée à marcher (…) la personne qui marche représente une dimension de l’espérance; elle ›entre’ dans l’espérance».
Bergoglio retrouve également cette figure du héros en mission dans Il divino impaziente (Le divin impatient), un drame sur Saint François Xavier de l’écrivain espagnol José María Pemán. François l’a cité le 31 juillet 2013, à l’église Saint-Ignace de Rome, comme un exemple de «l’anxiété d’évangéliser sans hésitation ni retard». «C’est cette même anxiété qui imprègne tout le pontificat de François», conclut Antonio Spadaro. (cath.ch/civiltacattolica/as/rz)
Raphaël Zbinden
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