Benoit Drevet à Bagdad, pour cath.ch
C’est derrière une entrée discrète mais bien gardée, à deux pas d’une artère où les embouteillages monstres et les bruits des klaxons semblent ne jamais vouloir s’arrêter, que s’ouvre la porte d’un insoupçonnable jardin d’Eden. Plusieurs bâtiments se jouxtent autour d’une fontaine, d’une balançoire et de quelques statues du Christ et de Marie, et forment un ensemble imperméable au bruit. A l’intérieur, chaque pièce est soigneusement décorée et pourvue de canapés et du nécessaire pour s’installer et boire un thé ou un café.
Dans ce nid douillet, 56 femmes qui ont trouvé un refuge salvateur, celui de la maison Béthanie. Tous les profils y sont les bienvenus, jeunes ou âgées, handicapées, veuves, divorcées, abandonnées ou menacées par leurs familles. Sans sectarisme: «Ici chaque femme peut pratiquer sa religion librement», assure Anwar Abada, laïque consacrée qui tient la maison. Parmi ces femmes, on retrouve des musulmanes et des chrétiennes mais aussi des mandéennes, une religion plus rare issue de la Mésopotamie.
Cet abri hors du commun à Bagdad est unique sous cette forme-là dans un pays où une femme sans mari, frère ou père est vite livrée à elle-même. Le lieu existe grâce à l’obstination de deux héroïnes des temps modernes, qui ont décidé de consacrer leur vie à ces femmes: Anwar Abada et Alhan Nahab. Toutes les deux laïques, originaires de Mossoul et consacrées par l’Église depuis 2001 à la cause des femmes en détresse. Aujourd’hui, seule la première est encore là pour témoigner; Alhan est tragiquement décédée d’un cancer en 2019.
Près de 30 ans après le début de l’aventure, née d’une rencontre entre les deux femmes dans une église qu’elles fréquentaient à Mossoul, la maison Béthanie tient surtout grâce aux dons de particuliers comme d’associations telles que l’Oeuvre d’Orient. Et par-dessus tout grâce à la volonté et au courage d’Anwar Abada, fortement secondée par une vingtaine de généreuses bénévoles.
Trois décennies qui auront vu Anwar et Alhan se porter aux secours de femmes nécessiteuses dans la rue, les foyers, les hôpitaux ou à leur domicile. Les deux femmes ont fini par louer une première maison modeste en 2000 pour ce qui est la date retenue de la fondation de la maison Béthanie, du nom de ce village de Judée d’où Jésus serait monté aux cieux. Ce n’est qu’en 2019 – après onze ans passés dans une maison prêtée par un couple de Bagdadis – que la maison Béthanie a pris ses quartiers dans l’enceinte actuelle.
Supportée dès le départ par des mécènes et des associations chrétiennes, comme l’Œuvre d’Orient, la maison Béthanie a pu compter plus récemment sur le soutien de la communauté musulmane «après avoir prouvé que l’on accueillait tout le monde dans le respect et la dignité», dixit Anwar dont on peine à deviner la cinquantaine passée et qui se félicite de cette union sacrée dans un Irak balayé par les clivages et les divisions.
«A travers Anwar, c’est le Christ qui s’exprime», lâche, admiratif, le dominicain Ameer Jajé, père spirituel de cette maison. Pour Anwar, qui a abandonné dès le départ son poste de vice-directrice dans un bureau d’études en géologie pour se consacrer à sa vocation, pas question de se mettre en avant, ni de confier les peines et les douleurs des femmes qu’elle sauvent. Cela leur appartient.» La douceur de sa voix, son sourire figé sur son visage et sa gentillesse non feinte trahissent la sensibilité exacerbée de Anwar, qui porte sur ses épaules le fardeau de ces femmes blessées par la vie.
«Anwar et Ahlan ont compris que la société et ces femmes avaient besoin d’elles alors que l’Irak était en plein embargo», recontextualise le Père Ameer Jajé. Une situation de crise sociale et économique qui connaît un nouvel épilogue avec la chute de Saddam Hussein en 2003. «La situation a déstabilisé la société, les familles et créé beaucoup de malheurs», se souvient Anwar. A ce moment-là, de «nombreuses femmes âgées affluent», mais aussi «des enfants» alors que «tous les orphelinats avaient fermé. On était tellement serré dans cette maison que certains devaient dormir sur le toit», se remémore-t-elle. A la réouverture des orphelinats en 2005, Anwar et Alhan décident de n’accueillir à nouveau plus que des femmes, même si «la maison est ouverte à tous ceux qui sont dans le besoin».
A l’étage, tout ce petit monde évolue dans un véritable labyrinthe de pièces fait de dortoirs, de salons et de salles à manger. Souvent en groupes, à l’inverse de leur vie d’avant, solitaire. Certaines sont alitées, d’autres regardent la télévision ou jouent à des jeux de société, surtout beaucoup discutent. Pas de plainte ni de cris, mais une atmosphère d’une joyeuse sérénité.
Le premier sourire croisé est celui de Noura, 21 ans. «Elle veut me prendre dans ses bras mais elle ne peut pas, elle a perdu ses jambes et ses bras», souffle le Père Ameer Jajé en l’enlaçant. Ici depuis mai 2022, Noura fait preuve de spontanéité et d’un anglais presque parfait qu’elle a appris auprès des sœurs de la charité installées dans un couvent à proximité. «Anwar est une super maman pour moi, elle me donne beaucoup d’amour, me douche, prend soin de moi. Cette maison c’est tout pour moi, c’est ma famille!» s’exclame-t-elle avec un large sourire.
Non loin d’elle, la jeune Jumariyah, 19 ans, atteinte de handicaps moteur et psychique reste en admiration devant une photo de son idole, un présentateur télé irakien, qu’elle tient dans les mains. «Qu’est-ce qu’il est beau! je suis si heureuse de le voir», lance-t-elle euphorique après avoir réclamé le smartphone du Père Ameer pour l’admirer encore plus. Sa voisine de chambre aura beau lui dire qu’elle ne le trouve pas si bien que ça, Jumanah persiste: «Pour moi, il est parfait!».
Originaire de Bassorah, Joséphine, l’une des seniors de la résidence âgée de 81 ans, explique avoir été accueillie en 2021 après avoir «perdu toute [sa] famille». Assise sur son lit, un livre de prières dans les mains, elle dit avoir «de la chance d’être ici. Anwar nous nourrit et nous procure tout ce dont nous avons besoin».
Dans le salon principal, une vingtaine de femmes de tous les âges sont assises sur les fauteuils disposés en cercle autour de la télévision. La peau tannée par le soleil et les cheveux courts, Dekhra, 53 ans, est une des deux seules mandéennes*. «On est venu me chercher devant mon lieu de culte… Des gens ont appelé Anwar pour lui demander de m’accueillir parce que j’étais dehors et que je n’avais personne pour m’aider», explique-t-elle, soulagée d’avoir «retrouvé [sa] dignité» et de pouvoir «se sentir chez [elle], tout en pratiquant [sa] religion», entourée «de ses cousines chrétiennes».
«On répond à un vrai besoin. Il y a tellement de femmes abandonnées et livrées à elle-même en Irak, ce n’est pas qu’une question sociale. Il y a aussi une dureté de cœur face à ces personnes qui vivent dans des circonstances difficiles, dans une société où c’est un peu la loi de la jungle», souligne Anwar Abada.
Si elle se défend d’être féministe au sens occidental du terme, la cofondatrice de la maison Béthanie dit vouloir «défendre les femmes qui ont souffert de la violence de la société et de la violence des hommes». Une violence accentuée par les conflits qui n’ont eu de cesse de traverser l’Irak depuis quatre décennies. (cath.ch/bd/bh)
*Le mandéisme est une religion abrahamique, baptiste, monothéiste et gnostique qui ne compte plus que quelques milliers de membres. La guerre d’Irak de 2003 a considérablement diminué l’importance de ce groupe qui comptait alors entre 60’000 et 70’000 membres.
Rédaction
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