2013-2023: François, le pape qui a bousculé la Curie romaine

Les dix premières années du pontificat du pape argentin ont profondément ébranlé le Vatican. Le pape François, premier pape non-européen depuis plus d’un millénaire, est entré en collision avec la culture de la Curie, marquée par des lenteurs contrastant avec les impulsions du pontife argentin.

Sur le plan administratif, près d’un an après la publication de la nouvelle Constitution apostolique Prædicate Evangelium, les employés de la Curie restent inquiets et ont de nombreuses incertitudes, notamment sur l’encadrement des contrats de travail. Les appels du pape François à travailler dans une dynamique de joie et de fraternité peinent à se concrétiser dans des structures marquées par de profonds clivages culturels et générationnels.

Dès son élection, le pape François a développé un discours d’une radicalité parfois abrupte, se créant des opposants dans une Curie qui fait habituellement de la discrétion et de la loyauté des valeurs intangibles. Son discours des 15 maladies lors des vœux à la Curie en décembre 2014 a marqué un tournant dans son pontificat, le pape dénonçant frontalement, devant des cardinaux médusés, «la maladie de la rivalité et de la vanité», la «schizophrénie existentielle», «l’Alzheimer spirituel», ou encore les «cercles fermés» qui marqueraient l’atmosphère au Vatican.

Multiplication des audits

Des améliorations ont été remarquées et appréciées, notamment au sein de la secrétairerie d’État, où le sens des relations humaines du cardinal Parolin, arrivé à l’automne 2013, a contribué à améliorer le climat de travail et les relations entre clercs et laïcs. Mais dans d’autres structures, la multiplication des audits est apparue pour certains comme une source de fatigue, de confusion et de dépenses plus que comme une source d’économies. «Rien de ce que nous avions proposé n’a été retenu», confie, amer, un ancien membre de la Commission Patten, instituée au début du pontificat pour restructurer les médias du Vatican, qui disposaient autrefois d’une forme d’autonomie mais qui font désormais partie à part entière de la Curie romaine.

Le 19 mars 2022, la publication de la nouvelle Constitution apostolique Praedicate Evangelium a donné à beaucoup la sensation d’un accouchement «au forceps», voire d’une forme de putsch interne au Vatican, le pape court-circuitant les institutions censées être à son service. Certaines évolutions sont saluées, notamment sur le plan de la prise de responsabilité des laïcs et de la féminisation des effectifs, mais beaucoup ont regretté le caractère encore confus de certains paragraphes de la Constitution, laissant libre cours à de vastes marges d’interprétation.

Le principe d’un contrat probatoire et d’un quinquennat éventuellement renouvelable pour les clercs devrait permettre, d’une part, d’éviter des phénomènes de ›placardisation’ au Vatican de prêtres posant des problèmes en paroisse et, d’autre part, de ne pas éloigner trop longtemps des clercs de leur mission pastorale en diocèse. Mais la lutte contre le ‘cléricalisme’ est parfois vécue comme une lutte contre les prêtres eux-mêmes, dont certains ont traversé de profondes dépressions après avoir été acculés à quitter leur charge. Toutefois, la difficulté à recruter des personnes compétentes dans des bureaux très spécialisés, comme par exemple au sein de la section latine de la secrétairerie d’État, laisse présager des assouplissements dans cette règle des contrats courts dont l’application reste confuse.

Lourdeurs bureaucratiques et erreurs de casting

Avec la création d’une direction des ressources humaines mise sous la tutelle du secrétariat pour l’Économie, les nouvelles embauches ont pris l’allure d’un parcours du combattant, nécessitant de longs mois de tractations kafkaïennes entre différentes instances, certains candidats jetant l’éponge alors que leur contrat allait être finalisé. Quant aux personnes réellement embauchées, certaines arrivent en décalage avec la réalité du travail au Vatican, à laquelle elles n’ont pas été préparées. Pour beaucoup, l’énergie déployée sur la compilation de documents administratifs devrait plutôt être orientée sur la formation et sur la définition de fiches de poste et de lettres de mission.

«Les dernières embauches ont été dirigées vers des jeunes de moins de 30 ans, des ‘millennials› qui n’ont pas le sens de l’institution, qui ne savent même pas comment parler à un évêque», s’étonne une employée du dicastère pour le Service du développement humain intégral. Elle apprécie toutefois le caractère «visionnaire» du pape, qui situe ses réformes sur le temps long, sans en attendre forcément un bénéfice immédiat. L’une des phrases structurantes de la pensée du pontife argentin, «le temps est supérieur à l’espace», trouve dans la réforme de la Curie l’une de ses manifestations les plus concrètes. 

Au sein des dicastères pour la Communication, pour les Laïcs, la famille et la vie et pour le Service du développement humain intégral, la fusion des différentes entités préalables se vit toutefois encore dans la douleur, et avec des inerties parfois incompréhensibles pour les employés les plus jeunes. La lourdeur des procédures administratives pour des gestes a priori anodins, comme la réponse à un simple mail ou la commande d’un taxi, entre en contradiction avec la forme orale utilisée pour des décisions essentielles, comme la nomination d’un responsable de service, apprise par un simple coup de téléphone ou au détour d’un échange de couloir. 

Les relations personnelles, réelles ou supposées, de certains employés des dicastères avec le pape François sont également un sujet de frictions. L’exercice de l’autorité hiérarchique sur un employé mettant en avant son contact amical avec le pontife peut ainsi s’avérer difficile en cas de manquements, par crainte d’un arbitrage défavorable. L’autorité hiérarchique d’un laïc vis-à-vis d’un prêtre, ou d’un prêtre vis-à-vis d’un cardinal, peut également poser de grandes difficultés. La volonté du pape François de «secouer le cocotier» et de rompre avec les préséances habituelles ne se vit pas sans douleur dans le travail quotidien. Par ailleurs, des difficultés relationnelles liées aux différences de générations, de nationalités et de cultures existent dans tous les dicastères.

Re-sacraliser la figure du pape?

«Le drame aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus le respect de l’homme en blanc», regrette un prêtre français travaillant à la Curie. La crainte et le respect qu’inspiraient les prédécesseurs de François, malgré toutes leurs différences de caractère, constituaient une clé de voûte du fonctionnement du Vatican. Le caractère informel et parfois badin du pape François – qui lui vaut grande popularité à l’extérieur – est parfois vécu au contraire comme une forme de désinvolture pour la Curie, et suscite une certaine perplexité jusque dans la population de Rome.

«Il va trop loin dans la désacralisation», regrette ainsi Tomaso, un Romain de 96 ans, qui avait connu personnellement Pie XII lorsqu’il faisait partie de la jeunesse étudiante catholique, au temps de Mussolini. Bien que devenu communiste par la suite et athée, cet ancien journaliste et écrivain manifeste l’attachement paradoxal d’une partie non-croyante de la population de Rome à la figure du pape, perçue comme l’incarnation d’une permanence, d’une stabilité rassurante, dans la continuité avec l’Empire romain. 

Mais c’est bien contre cette cristallisation, qu’il semble assimiler à une forme de paganisme ou d’hérésie, que le pape François se dresse. Le successeur de saint Pierre veut dépouiller la papauté de son imperium et de ses attributs temporels pour se concentrer sur le témoignage de l’Évangile. Une démarche parfois incomprise. «Il est facile de détruire les institutions. Ce sera plus difficile de les reconstruire», estime un cardinal, nostalgique de l’éclat de la papauté qu’il avait constaté en arrivant à Rome comme jeune prêtre avant le Concile Vatican II.

Pour d’autres figures de la Curie, la «grâce d’état» qui entoure le pape, d’où qu’il provienne, doit justifier une obéissance absolue, et une confiance totale dans les intuitions du pontife. Mais entre la nécessité d’une mise en mouvement de structures construites sur des modèles dépassés, et celle d’une certaine stabilité institutionnelle nécessaire à leur efficacité, un savant dosage demeure à trouver. 

Un pontificat «prophétique» et «chaotique»

Après un pontificat perçu parfois par les mêmes interlocuteurs comme «prophétique» et «stimulant» mais aussi «confus» et «chaotique», une certaine re-sacralisation de la figure du pape leur apparaît nécessaire pour empêcher une dislocation de l’appareil. L’actuelle crise de gouvernance au sein de la Communion anglicane constitue à ce titre un signal d’alarme pour certains membres de la Curie, inquiets de voir le processus synodal actuel légitimer une fracturation de l’Église catholique en Églises continentales ou nationales. La discrétion du pape face au Synode allemand suscite ainsi des incompréhensions.

Le recul historique permettra de savoir si le pontificat de François aura marqué le début d’un effondrement institutionnel masqué par une certaine popularité externe, à la manière de Gorbatchev en URSS, ou au contraire l’émergence prophétique d’une papauté renonçant à sa position de surplomb pour situer l’Église catholique dans une dynamique de fraternité avec le reste du monde, et ainsi continuer à pouvoir exprimer le message de Jésus dans un contexte de minorité et de pluralisme religieux. (cath.ch/imedia/cv/bh)

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