Propos recueillis par Bernard Litzler pour cath.ch
2022 a constitué une année particulière pour le cardinal Krajewski. L’«elemosiniere» (aumônier) du pape s’est déplacé en Ukraine à cinq reprises, visitant à chaque fois une région différente. Par sa présence, il a démontré combien le conflit à l’est de l’Europe affectait profondément le Saint-Père qui soutient la population meurtrie.
Toutefois ses déplacements dans le pays n’ont pas été de tout repos: le cardinal Krajewski a même essuyé, en septembre 2022, des tirs qui auraient pu lui être fatals.
Vous avez été l’envoyé spécial du pape en Ukraine. Comment le peuple perçoit-il l’action caritative du pape?
Cardinal Konrad krajewski: C’est difficile de parler du peuple ukrainien, car chacun de mes voyages était différent, que ce soit le long de la frontière russe, jusqu’à Odessa, à Kharkiv puis à Kiev. Comme cadeaux du Saint-Père, j’ai amené deux ambulances neuves, l’une pour un hôpital pédiatrique et l’autre pour un hôpital de cardiologie.
Pendant ma mission un peu plus longue à la frontière de la guerre, j’ai laissé une voiture au diocèse près de la frontière russe. Et le dernier voyage, pendant les fêtes de Noël, était encore différent. J’ai accompagné deux camions TIR avec des vêtements contre le froid, offerts par des Italiens, et des générateurs électriques car l’Ukraine est confrontée au manque d’électricité.
Comment considérez-vous la situation des personnes touchées par le conflit?
L’Ukraine est un très, très grand pays. Et plus on va vers la frontière de la Russie, plus la situation change parce qu’en se rapprochant des lieux de combats, il n’y a pas de lumière, pas d’eau, presque rien. Juste une destruction totale, des alarmes toutes les cinq minutes. Au contraire, dans la partie située vers la Pologne, il n’y a pas la paix, mais ce n’est pas aussi dangereux qu’à l’autre extrémité du pays.
«En se rapprochant des lieux de combats, il n’y a pas de lumière, pas d’eau, presque rien. Juste une destruction totale.»
En septembre 2022, vous avez été la cible de tirs dans la région d’Izioum. Comment avez-vous vécu cet épisode?
J’étais avec un évêque protestant et un évêque latin. Nous sommes allés dans une zone où des gens sont restés et ne voulaient pas partir. Nous voulions leur apporter de la nourriture, car c’est ainsi deux fois par semaine. Parce que ces personnes ne vivent que grâce à cette aide.
Nous sommes allés dans trois ou quatre endroits. A un certain moment, nous avons été visés par des tirs parce que quelqu’un nous a trahis en donnant nos contacts par téléphone portable. Heureusement, nous avons réussi à prendre la fuite quand les tirs ont commencé. C’était difficile, car nous ne savions pas de quel côté prendre la fuite. Par chance, un soldat nous a guidés un peu.
De fait, c’était une expérience caractéristique de la guerre: celui qui y va, doit se rendre compte que cela peut se passer ainsi. Une semaine avant, ceux qui sont allés distribuer des vivres ont été tués.
Le Pape a parlé de la monstruosité de la guerre, sur la base de votre témoignage…
Le Saint-Père souffre beaucoup de cette guerre. Lorsque j’étais en Ukraine, il m’a appelé plusieurs fois pour connaître vraiment la situation sur le terrain. Je lui ai parlé des fosses communes avec tant de personnes ensevelies quelques jours auparavant. Et j’ai pu lui raconter combien les Ukrainiens étaient unis, avec la volonté de vaincre.
«Le Saint-Père souffre beaucoup de cette guerre.»
On pouvait prier devant les fosses communes en Ukraine. Devant tant de morts, comment garder foi en la résurrection?
La première fois, je suis allé sur les tombes ou dans les villes comme Boutcha et d’autres qui ont été totalement détruites. Là j’attendais avec le nonce quand ils sortaient les corps des décombres et nous avons prié. Ce n’est pas facile, mais ainsi nous étions avec les gens et nous pouvions nous unir à leur douleur. Et faire notre part en tant que croyants. Qu’aurait fait Jésus à notre place? Il a toujours partagé la douleur de ses prochains. Nous voulions être à son image sur cette terre de conflit où les gens souffrent, et comme croyants, nous avons prié pour les morts et pour ceux qui devaient supporter toutes ces souffrances.
Les relations entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe russe sont difficiles, actuellement à cause de la guerre. Pensez-vous qu’un rapprochement des positions est possible?
L’Évangile dit que lorsque la maison est divisée, elle est facilement détruite. Et malheureusement l’Église est très divisée là-bas. Il y a ceux qui dépendent de la Russie, d’autres de Kiev, il y a les grecs catholiques, les latins, tout dépend de la région d’Ukraine où l’on se trouve.
Mais j’ai aussi vu des choses extraordinaires, par exemple à Fastiv, dans la communauté dominicaine, à 70 kilomètres de Kiev. Peu importe la dénomination, la religion. Tout le monde s’entraide, tout le monde prie ensemble et mange ensemble. Dans la communauté conduite par les dominicains et qui donne de l’espoir, on réalise que les divisions peuvent être surmontées en faisant le bien.
«Je reste convaincu que, tout comme cette guerre est arrivée soudainement, la paix arrivera aussi soudainement.»
La guerre en Ukraine semble durer. Pensez-vous que la paix pourra faire son chemin?
Qui le sait? La guerre est une vengeance des Russes contre le peuple ukrainien. Il y a une haine des Russes contre le peuple ukrainien. Les Ukrainiens sont convaincus de gagner. Je suis allé à l’hôpital où il y avait beaucoup de soldats blessés. Un soldat qui avait perdu ses jambes me disait qu’à peine il serait remis, il retournerait se battre. Ceci dit, ils ont une volonté incroyable de gagner, de chasser les Russes hors de leur pays. Maintenant parler de la paix est difficile. Mais je reste convaincu que, tout comme cette guerre est arrivée soudainement, la paix arrivera aussi soudainement. Parce qu’après tout, c’est une guerre entre les États-Unis et la Russie.
Le pape François veut se rendre en Ukraine. Pensez-vous que ce voyage sera possible?
Le Saint-Père a dit à plusieurs reprises qu’il voulait aller en Russie, et aussi en Ukraine, pas seulement dans un pays. De nombreux dirigeants se sont rendus à Kiev, ont pris des photos et rien n’a changé. Personne n’a parlé de la paix. Ils sont juste allés à Kiev pour saluer le président Zelinsky. Le Saint-Père, lui, veut arrêter cette guerre aussi.
Il a redit, lors de son déplacement récent au Congo et au Sud-Soudan, qu’il était prêt à rencontrer Vladimir Poutine et le président ukrainien dans n’importe quel endroit du monde pour parler, parce que sans dialogue vous ne ferez jamais la paix.
Comme préfet du dicastère pour le Service de la Charité, pensez-vous que les objectifs caritatifs de l’Église ont changé pour s’orienter vers les pauvres et les périphéries?
Pour moi, rien n’a changé. La vision de Jésus, c’est l’Évangile. Et Jésus aidait tous ceux qu’il rencontrait selon leurs besoins. Nous découvrons donc cette dimension qui a toujours été dans l’Évangile. Simplement, avec le pape François, elle est plus visible.
Le Saint-Père aime définir l’Église comme un hôpital de campagne. Dans l’Église, notre dicastère constitue le bras charitable qui est le secours d’urgence. Comme le pape ne peut pas agir lui-même, c’est nous qui le représentons. (cath.ch/bl)
Le bras caritatif de l’Eglise
Le cardinal Krajewski, 59 ans, originaire de Lodz (Pologne), a longtemps été le cérémoniaire des papes Jean-Paul II et Benoît XVI. L’élection du pape François, en mars 2013, le fait accéder, en août de la même année, au poste d’aumônier du Saint-Siège. A ce titre, il intervient fréquemment, à Rome pour accomplir, au nom du pape, une importante action caritative auprès des réfugiés et des sans-abri.
Il accède en juin 2022 au titre de préfet du dicastère pour le Service de la Charité. Il représente ainsi, de manière encore plus nette, l’aspect caritatif de l’Église: «Nous faisons les mêmes choses qu’avant, indique le cardinal polonais. Parce que, comme l’explique le pape, l’Église a toujours deux bras: celui de la foi et celui de la charité. Et comme le bras de la foi est représenté par un dicastère, le second doit l’être également». BL
Bernard Litzler
Portail catholique suisse
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