Le religieux trinitaire aux racines familiales italiennes mais de nationalité française, sera ordonnné évêque le 18 mars prochain à Bahreïn. Près de trois ans après le décès de Mgr Camillo Ballin, et après un long intérim du capucin suisse Paul Hinder en tant qu’administrateur apostolique.
À quelques semaines de sa prise de fonction, il revient pour I.MEDIA sur son expérience missionnaire dans le Golfe et sur la visibilité croissante des communautés chrétiennes de la région, encouragées par les visites du pape François aux Émirats arabes unis et à Bahreïn, qui ont amélioré le regard des populations musulmanes sur la contribution des chrétiens au développement de ces pays.
Quelle a été votre expérience dans le Golfe avant cette nomination épiscopale ?
J’ai quitté Cerfroid (F), la maison d’origine de l’Ordre des Trinitaires en 1998 pour rejoindre Le Caire, où j’ai fait de l’islamologie et de la langue arabe dans le but de rejoindre le Soudan. Ce projet n’a pas pu se concrétiser, mais nous nous sommes occupés d’un centre pour les réfugiés soudanais en Égypte, portant le nom de sainte Joséphine Bakhita. À partir de 2003, j’ai commencé à effectuer de courts séjours dans le Golfe, puis je m’y suis dédié à plein temps à partir de 2006. Je m’occupais des expatriés et des communautés dispersées, qui ne disposaient d’aucun prêtre résident et n’avaient pas accès aux sacrements.
«Nous avons fait l’expérience d’une Église souterraine, restreinte dans ses expressions extérieures, mais vivante»
Ce n’était pas une paroisse ordinaire, et nous avons fait l’expérience d’une Église souterraine, restreinte dans ses expressions extérieures, mais vivante. C’était une zone un peu délaissée, mais en lien avec l’évêque, Mgr Camillo Ballin, nous avons pu accompagner ces communautés, en étant basés à Bahreïn.
Le chapitre général de l’Ordre des trinitaires a autorisé cette expérience nouvelle pour nous. Nous avions eu une présence historique en Afrique du Nord et au Proche-Orient, mais pas dans le Golfe. Cela a rejoint notre longue tradition de venir en aide aux communautés chrétiennes en difficulté. J’ai poursuivi cette mission jusqu’à mon rappel à Rome comme vicaire général de l’Ordre des Trinitaires, en 2019.
Quels sont les contours de ce vicariat apostolique d’Arabie du Nord, qui constitue l’une des plus grandes circonscriptions ecclésiastiques du monde ?
Tout d’abord, il faut préciser qu’on parle de «vicariat apostolique» quand un diocèse n’est pas totalement formé et établi, ce qui est le cas ici, puisque la population locale n’est pas chrétienne. En tant que vicaire apostolique, je serai le ›vicaire de l’apôtre’, c’est-à-dire le vicaire du pape.
La Péninsule arabique est divisée en deux vicariats: celui du Sud regroupe les Émirats arabes unis, le Yémen et le Sultanat d’Oman, celui du Nord concerne le Koweït, le Qatar, Bahreïn et l’Arabie Saoudite.
Cela représente donc quatre pays– avec toute la difficulté des visas et des déplacements en avion -, et un bassin de population de 40 millions d’habitants, parmi lesquels 2,5 millions de catholiques. Dans la plupart des cas, il s’agit d’expatriés, et non de migrants: ils ne sont pas appelés à rester toute leur vie, car leur présence est liée à un contrat de travail limité dans le temps.
Quelles sont les principales différences entre ces quatre pays, dans leur relation avec la minorité catholique?
La plupart de ces catholiques vivent en Arabie Saoudite, où il forment une Église sans bâtiments. Dans ce royaume, il n’y a ni liberté religieuse, ni liberté de culte, qui sont deux choses différentes: la liberté de culte permet aux chrétiens d’avoir leurs églises, mais sans activité extérieure, alors que la liberté religieuse suppose une possibilité de changer de religion.
«Les relations ne sont pas faciles avec les autorités, avec une forte pression fondamentaliste»
Les trois autres pays garantissent une forme de liberté de culte. La cathédrale du vicariat se trouvait autrefois au Koweït, où il y a actuellement quatre paroisses. Mais les relations ne sont pas faciles avec les autorités, avec une forte pression fondamentaliste.
Au Qatar, la paroisse catholique Notre-Dame-du-Rosaire existe depuis 2006, et elle a été construite grâce au soutien de l’ambassade de France. Des vitraux français du XIXe siècle ont même été acheminés grâce à un passeport diplomatique. D’autres églises y sont en construction pour les maronites et les syro-malabars. Il y a aussi des églises pour les orthodoxes et les protestants. Il y a des limitations, une prudence à maintenir, mais une vie chrétienne a pu se développer, notamment autour des travailleurs dont on a beaucoup parlé lors de la récente Coupe du monde.
Bahreïn est une monarchie sunnite dans un pays à majorité chiite, avec une présence chrétienne ancienne : la paroisse du Sacré-Coeur a été fondée il y a plus de 80 ans. À cela s’ajoute maintenant la cathédrale Notre-Dame d’Arabie, construite dans le désert mais avec une urbanisation qui se développe autour. Et parmi ces quatre pays, seul Bahreïn autorise théoriquement une forme de liberté religieuse, même si toute conversion de l’islam au christianisme serait mal vue.
Votre diocèse est-il uniquement dédié aux catholiques latins, ou concerne-t-il aussi les Orientaux en communion avec Rome?
Le vicariat exerce sa juridiction sur les catholiques de toute dénomination: latins, maronites, melkites, syro-malabars, syro-malankars… Le fait d’avoir un seul évêque permet aux autorités de mieux identifier leur interlocuteur.
Nous n’avons actuellement que six prêtres incardinés, mais au total une cinquantaine de prêtres sont au service de ces communautés, avec notamment des capucins, des salésiens, et donc des trinitaires. Des missionnaires du Verbe incarné sont arrivés récemment, et il y a deux congrégations féminines : les carmélites apostoliques, originaires d’Inde, qui sont à Bahreïn et au Koweït, et les soeurs de Notre-Dame-du-Rosaire, venues du Liban, qui sont au Koweït. D’autres implantations sont à l’étude.
Les différentes Églises locales nous fournissent des prêtres pour assister leurs fidèles, qui sont notamment très nombreux à provenir d’Inde et des Philippines. Pour le moment, le vicariat compte 11 paroisses.
L’Arabie Saoudite constitue encore un cas particulier, compte tenu de l’absence totale de paroisses officiellement reconnues. Mais l’ouverture au tourisme occidental représente-t-elle une opportunité aussi pour l’Église?
Il y a un désir d’ouverture. Le pays veut sortir de sa dépendance au pétrole et diversifier ses ressources. Il y a beaucoup de potentiel touristique, avec du trekking dans le désert, des promenades fabuleuses, des sites archéologiques, des oasis, la plongée sous-marine en Mer rouge… Mais jusqu’où aller en respectant la loi locale, la loi musulmane? Il y a des frictions dans certains cercles, la liberté de culte n’est pas encore actée, mais le pays ne veut plus se concentrer exclusivement sur un tourisme «halal», lié au pèlerinage à La Mecque. Les choses évolueront donc, même si une vieille garde demeure réticente.
«Les musulmans respectent les croyants: ce qu’ils ne comprennent pas, c’est l’athéisme et la laïcité»
La visite du cardinal Tauran, venu en Arabie Saoudite en 2018 pour son dernier voyage en tant que président du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, a-t-elle changé la donne?
Oui, car c’était la première visite d’un cardinal de Rome dans ce pays où il a pu rencontrer le roi en personne. Le cardinal Tauran, par son autorité morale et sa personnalité, a pu dire des choses qu’aucun ambassadeur occidental n’ose dire. Il a parlé frontalement de la liberté de culte. Cela a été un grand moment pour le pays et la région. Il a même rencontré de nombreux chrétiens, dans le jardin de l’ambassade du Royaume-Uni, grâce à la bienveillance de l’ambassadeur britannique qui était lui-même musulman, et il en était très ému.
Actuellement, des contacts ponctuels existent entre l’Arabie Saoudite et le Saint-Siège, au sein de différentes instances. Les musulmans respectent les croyants : ce qu’ils ne comprennent pas, c’est l’athéisme et la laïcité, mais ils ont le respect des «hommes de Dieu» et de la hiérarchie. Nous espérons que ces contacts porteront des fruits.
Les voyages du pape François à Abou Dhabi en 2019 et à Bahreïn en 2022 ont-ils eu un impact sur la visibilité des chrétiens dans les pays du Golfe?
Oui, car la visite d’un chef religieux est toujours quelque chose d’important… et cela suscite une certaine rivalité entre les États ! Dans les Émirats, il y a un réel élan, particulièrement avec ce projet d’une «Maison d’Abraham» qui fait collaborer les trois religions monothéistes. Le document d’Abou Dhabi influencera à long terme ces sociétés du Golfe, notamment pour changer les programmes scolaires qui portaient une vision négative des non-musulmans. Les pays doivent se réadapter, car Internet et la télévision satellitaire provoquent une transformations des consciences.
Et à Bahreïn, il y a une réelle ouverture qui est aussi le fruit de l’amitié entre le roi et l’ancien évêque décédé en 2020, Mgr Camillo Ballin. Cela a permis de construire la cathédrale, il y a un désir de collaboration plus grande qu’il faut accompagner.
La visite du pape à Bahreïn a été un grand évènement pour la communauté chrétienne locale mais aussi pour la population dans son ensemble. La présence forte du christianisme est maintenant associée à la construction et au développement du pays. Cela a mis en valeur le travail de ces gens qui souffrent de leur dépaysement et parfois de conditions de travail difficiles.
«L’Église offre un lieu familial, elle devient en quelque sorte «l’église du village», qui maintient le sens de la communauté»
Les conditions de vie des travailleurs et la défense de leurs droits font donc aussi partie des défis de l’accompagnement pastoral mené par l’Église locale?
La situation varie selon les pays, certains sont plus libéraux que d’autres. Pour nous, il est difficile de trouver l’équilibre entre la défense des droits des travailleurs et le tact nécessaire vis-à-vis des autorités pour pérenniser la présence chrétienne. Mais il y a une grande solidarité entre les chrétiens, avec des aides pour les familles, des programmes de soutien à la recherche d’emploi.
Il y a aussi une grande misère affective parmi ces travailleurs, qui sont souvent des célibataires ou en tout cas des «célibataires géographiques», séparés de leurs familles pour des périodes parfois très longues. Cela a des répercussions sur les conjoints, sur les enfants que leurs parents ne voient pas grandir, même si les technologies actuelles permettent de mieux maintenir les liens. Dans ces situations particulières, pour les catholiques, l’Église offre un lieu familial, elle devient en quelque sorte «l’église du village», qui maintient le sens de la communauté.
L’intensification des fouilles archéologiques, qui permettent de redécouvrir une présence chrétienne ancienne dans la Péninsule arabique, contribuent-elles à mieux faire connaître le christianisme dans le Golfe?
Ces recherches archéologiques sont une bénédiction. Elles durent depuis longtemps, mais étaient réservées à des cercles d’initiés. Maintenant, ces populations s’intéressent à leur passé, à l’origine des tribus, de la langue arabe, et ne ramènent plus tout à la naissance de l’islam en considérant que tout ce qui existait avant relevait de la «grande noirceur».
Les recherches permettent de redécouvrir un monde préislamique avec des tribus païennes mais aussi des tribus judaïsantes et des tribus christianisées. On retrouve des sites d’implantation chrétienne, notamment sur la côte de la Péninsule arabique, avec des anciens monastères, des anciennes églises, des cathédrales. On avait l’écho de ces communautés chrétiennes dans certains récits du Prophète Muhammad, mais on les redécouvre maintenant, on les met en valeur.
«Pour ces pays, c’est important de comprendre l’origine de l’islam, le développement de la langue arabe»
La France joue un rôle fondamental dans ces recherches, avec ses compétences scientifiques, avec ses spécialistes en arabe, en sabéen… Le site nabatéen d’Al-’Ula, dans la province de Médine, en Arabie Saoudite, a été fouillé par des Français qui ont pu organiser des recherches au Yémen également. Il est beau de voir ces archéologues parcourir ces déserts et ces montagnes, avec leur chapeau, pour essayer de trouver des inscriptions, des épigraphes… Quand ils retrouvent des prières chrétiennes, c’est émouvant ! On trouve des croix, des traces d’une vie chrétienne avant l’islam.
Pour ces pays aussi, c’est important et intéressant d’encadrer ces recherches pour comprendre l’origine de l’islam, le développement de la langue arabe. Je trouve cela passionnant, car on pourrait penser qu’il n’y a rien dans ces déserts. Mais au contraire, il y a plein de choses ! Par exemple, il y avait des évêchés, notamment à Bahreïn. C’est par là que sont passés les missionnaires qui sont allés vers l’Inde et la Chine.
Il y aussi des saints locaux, avec saint Aréthas et ses compagnons, martyrisés par le roi juif du Yémen, en 523. On retrouve des inscriptions dans le désert se rapportant à un Empire chrétien dans le sud de la Péninsule. En étant expulsées, ces tribus chrétiennes sont ensuite allées féconder l’Irak. Ce petit morceau de désert est donc porteur d’une histoire riche et passionnante! (cath.ch/imedia/cv/mp)
I.MEDIA
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