Une histoire «à peine croyable sur certains points», «encore plus sidérante que ce qu’on pouvait imaginer», relèvent les experts qui ont enquêté sur les agissements du laïc Jean Vanier et des frères dominicains Marie-Dominique et Thomas Philippe. C’est ce qui ressort de deux rapports mandatés par L’Arche et les dominicains, publiés le 30 janvier 2023, après six ans d’investigations. Des documents de 700 et 900 pages résumés par le quotidien La Croix, qui a pu les consulter à l’avance. Une troisième enquête a été lancée par les Frères de Saint-Jean, qui n’a pas encore été publiée.
Les recherches révèlent principalement l’existence d’un noyau sectaire aux croyances et pratiques mystico-érotiques, qui a réussi à se maintenir dans la clandestinité au cœur de l’Église, pendant des décennies.
L’affaire est sortie au grand jour en février 2020, lorsque la fondation de L’Arche (qui prend en charge des personnes en situation de handicap dans plusieurs pays) a révélé que son fondateur Jean Vanier s’était rendu coupable d’abus spirituels et sexuels sur des femmes majeures qui étaient sous son emprise. A partir de là, les trois commissions indépendantes et pluridisciplinaires ont été lancées. «Emprise, abus sexuels, délire collectif, corruption théologique de notions au cœur du christianisme, dévoiement spirituel, manipulation, représentations incestueuses des relations entre Jésus et Marie. Le dossier est lourd…», note Florian Michel, l’un des historiens mandaté par L’Arche.
«Les frères Philippe ont fait courir le bruit que le théologien avait été victime de luttes idéologiques»
Les enquêtes ont notamment permis de savoir que les pratiques d’exploitation sexuelle étaient anciennes. Jean Vanier avait non seulement été au courant des agissements de son mentor, le dominicain Thomas Philippe (1905-1993), mais les avait lui-même reproduits. Les premiers signalements de femmes, parvenus à L’Arche peu avant sa mort, en 2016, laissaient entendre qu’il avait participé à des croyances et des pratiques mystico-érotiques dès les années 1950.
En 1945, le Père Thomas Philippe, étoile montante de l’ordre dominicain, avait fondé le centre spirituel de L’Eau vive, à Soisy-sur-Seine (Essonne), où il avait mis en place son système d’emprise. Dans ce lieu, s’est formé autour du religieux un groupe d’initiés, dont des femmes, qui ont participé activement à ses délires mystiques et aux pratiques sexuelles associées.
Des plaintes émanant de deux femmes qu’il accompagnait spirituellement parviennent cependant après quelques années aux supérieurs du religieux. En avril 1952, il est sommé de venir à Rome, et la direction de L’Eau vive est confiée à son fils spirituel, Jean Vanier, tandis qu’un procès s’ouvre au Vatican qui va durer quatre ans. En 1956, le Père Thomas n’a plus le droit de célébrer les sacrements, ni d’occuper un quelconque ministère.
Mais seuls les responsables dominicains avaient été mis au courant de la gravité des accusations portées contre lui. Profitant de ce silence, les frères Philippe ont fait courir le bruit que le théologien avait été victime de luttes idéologiques.
Les archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi, consultées par les enquêteurs, confirment toutefois que Thomas Philippe entretenait, depuis au moins 1942, des relations sexuelles avec des femmes qu’il accompagnait spirituellement, assorties de justifications théologiques dans une emprise spirituelle très profonde.
Les archives vaticanes décrivent des faits particulièrement sordides. Notamment qu’Anne de Rosanbo, une membre du cercle étroit autour de Thomas Philippe, tombée enceinte, avait avorté en 1947. L’avortement s’était vu attribuer un «sens» mystique, toutes les initiées étant «conviées à vénérer l’enfant mort comme quelque chose de sacré, en raison du secret de la T.S. Vierge».
La Mère de Dieu est très présente dans les délires mystiques du groupe. Dans la défense que le Père Thomas rédige en 1956, il affirme avoir connu en 1938, à 33 ans, «certaines grâces très obscures» en priant dans des églises de Rome, qui «impliquaient une emprise divine du corps nettement localisée dans la région des organes sexuels…». Il raconte en avoir tiré «une nouvelle connaissance de Marie», selon laquelle elle aurait eu avec Jésus un lien mystique à caractère sexuel durant leur vie terrestre dans le but de réhabiliter la chair et de préfigurer celles qui se vivront au Ciel.
Mais une hypothèse plus probable, selon l’auteur du rapport des dominicains Tangi Cavalin, est que le Père Thomas aurait lui-même été initié, dès la période de l’avant-guerre, par Hélène Claeys-Bouuaert (1888-1959), une «mystique» flamande accompagnée spirituellement depuis sa prime jeunesse par le Père Dehau, le propre oncle de Thomas et Marie-Dominique.
«Le Saint Office dépeint Jean Vanier comme le ‘disciple le plus fanatique’ du Père Thomas»
C’est ainsi que les rapports constatent une «transmission de génération». Plusieurs témoignages laissent penser que l’oncle a lui-même eu des relations sexuelles avec des contemplatives dans les couvents dont il était directeur spirituel et dont il a transmis la charge à son neveu. La sœur de Thomas Philippe, Mère Cécile, l’ancienne prieure du couvent voisin de L’Eau vive, est elle aussi sanctionnée pour avoir poussé des moniales dans les bras de son frère, avoir elle-même eu des rapports homosexuels avec plusieurs d’entre elles ainsi que des rapports incestueux avec son frère Thomas.
Aucune preuve n’indique que Marie-Dominique Philippe soit lui aussi passé à l’acte dès la première moitié des années 1950, mais de forts soupçons pèsent sur lui. Il sera condamné en 1957, dans une sentence qui restera secrète, camouflée notamment par le maître de l’ordre dominicain. Ce dernier le protégeait pour des raisons doctrinales, car il était vu comme un gardien éminent de l’orthodoxie.
Le Vatican a tenté d’empêcher Thomas Philippe de nuire en lui imposant un séjour dans un hôpital psychiatrique et interdit à Jean Vanier et aux autres initiées tout contact avec lui. Après le départ forcé de Thomas Philippe pour Rome, en 1952, Jean Vanier, nommé pour lui succéder à la tête de L’Eau vive à 24 ans, va prendre une place centrale dans le groupe des «tout-petits». Le Saint Office le dépeint comme le «disciple le plus fanatique» du Père Thomas.
En ce qui concerne Marie-Dominique Philippe, la situation est plus délicate car il fonde une congrégation religieuse dynamique (les Frères de Saint-Jean) dont il devient le modérateur général, explique Tangi Cavalin dans La Croix. Cette double appartenance interroge à plusieurs reprises les responsables dominicains. Ils devront se plier aux dispenses romaines obtenues par Marie-Dominique Philippe. Grâce à ses appuis au Vatican, le fondateur des Frères de Saint-Jean va imposer à l’ordre tout entier une situation d’exception qui lui permet de maintenir extérieurement son appartenance à la province de France tout en se soustrayant en pratique à son obéissance. Après leur condamnation dans l’affaire de l’Eau vive, Thomas Philippe choisit d’être exclaustré. Marie-Dominique devient enseignant à l’Université de Fribourg jusqu’à sa retraite en 1982, ce qui le place directement sous la juridiction du maître de l’ordre et non du provincial de France.
En 1956, quand Rome décide de la fermeture de L’Eau vive, Jean Vanier va résider dans divers lieux, solitaire, cherchant toujours le contact avec son mentor. À partir de 1952, le dominicain étant sous surveillance, et son courrier intercepté, ses adeptes vont développer des stratégies pour rester en contact en toute discrétion.
«Marie-Dominique et Thomas Philippe jouent de leur connaissance de l’institution et de ses failles»
En 1964, naît L’Arche, qui serait née, au départ «du projet du petit noyau de se retrouver autour du Père Thomas, ‘paravent’ idéal à leurs retrouvailles…» «Il y a bien une logique sectaire à la fondation, et en même temps, le projet de vivre avec des personnes ayant un handicap rejoint une intuition profonde et sincère chez eux. Ils vont être dépassés par ce qu’ils ont eux-mêmes fondé», souligne toutefois Florian Michel. Le succès inattendu de L’Arche et l’aura grandissante de Jean Vanier les protègeront. Il accompagne de plus en plus de monde, et pour un bon nombre de femmes. Le laïc canadien fait glisser l’accompagnement spirituel progressivement et habilement vers des relations sexuelles sous emprise.
Les historiens soulignent également dans les rapports l’insistance de Jean Vanier à vouloir être ordonné. Ce désir va l’animer pendant un quart de siècle, jusqu’à un refus définitif de Rome. Néanmoins, «la célébrité grandissante de Jean Vanier, bien souvent confortée par la hiérarchie catholique, et la réussite de L’Arche ont remédié à cet échec», note La Croix.
Un des apports de cette remarquable investigation, note La Vie, est de montrer précisément comment, dans le temps long, les frères Marie-Dominique et Thomas Philippe jouent de leur connaissance de l’institution et de ses failles pour renvoyer les niveaux d’autorité dont ils dépendent dos à dos, dans un art consommé de la manipulation. L’Affaire montre aussi les problèmes soulevés par le secret sur l’origine des sanctions (dès les années 1950), car c’est grâce à ce secret que Thomas Philippe réussit à se faire progressivement passer pour une victime de Rome, relève le magazine. (cath.ch/cx/lavie/arch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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