Le Brésil traverse une passe d’extrême tension politique. Le 8 janvier 2023, des centaines de partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro ont pris d’assaut les principaux lieux de pouvoir, dans la capitale Brasilia. Si les forces de l’ordre ont mis fin à cette tentative de déstabilisation montée par l’extrême droite, l’épisode a montré la polarisation très forte de la société brésilienne.
Au tournant de l’année 2023, le décès de Joseph Ratzinger est arrivé au moment critique de la passation de pouvoir entre Jair Bolsonaro et Luiz Inácio Lula da Silva. Le 1er janvier 2023, le leader d’extrême droite s’est exprimé sur les réseaux sociaux à propos de la mort du pape émérite. Il lui a rendu hommage en rappelant que «pour défendre la vérité de l’Évangile, il [Benoît XVI] a critiqué sans crainte les erreurs de la soi-disant ‘théologie de la libération’, qui confond le christianisme avec les concepts équivoques du marxisme.»
«Benoît XVI reprochait principalement aux ‘théologies de la libération’ la tentation de réduire l’Evangile du salut à un évangile terrestre»
La cible était évidemment, en filigrane, le nouveau président de gauche, élu à une courte majorité en octobre 2022. Tout le monde au Brésil sait que des catholiques inspirés par la théologie de la libération ont joué un rôle majeur dans la création de son Parti des travailleurs, dans les années 1980.
La mémoire collective a aussi retenu que Joseph Ratzinger, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), a mené de nombreuses procédures contre les penseurs de la théologie de la libération, dont le Brésilien Leonardo Boff. Prêtre franciscain et théologien de renom, ce dernier a été l’un des chefs de file du mouvement de la théologie de la libération en Amérique latine dans les années 1970. Il a exercé une grande influence sur l’Église brésilienne.
Mais ce mouvement ecclésial a été rapidement aspiré dans le filtre idéologique de la Guerre froide, selon la grille de lecture capitalisme vs communisme. A l’été 1984, le cardinal Ratzinger dénonçait, dans une instruction, «les déviations et les risques de déviation, ruineux pour la foi et la vie chrétienne, que comportent certaines formes de théologie de la libération qui recourent, d’une manière insuffisamment critique, à des concepts empruntés à divers courants de la pensée marxiste». Il reprochait principalement aux «théologies de la libération» la tentation de réduire l’Evangile du salut à un évangile terrestre.
Dans ce contexte, le livre de Leonardo Boff Eglise, charisme et pouvoir, sorti en 1985, a été considéré par la CDF comme dangereux «pour la saine doctrine de la foi.» Leonardo Boff a été réduit au silence pendant un an. Sept ans plus tard, il a quitté la prêtrise, tout en restant un intellectuel et théologien reconnu au Brésil.
La théologie de la libération a cependant retrouvé une reconnaissance certaine en 2013, avec l’arrivée sur le Trône de Pierre de Jorge Mario Bergoglio. Le premier pape sud-américain a à plusieurs reprises loué ce courant de pensée qui l’a fortement inspiré dans sa pensée et son action.
Mais, le clivage «théologie de la libération-gauche-pape François-Lula» contre «capitalisme-droite-Benoît XVI-Bolsonaro» fait-il réellement sens, notamment dans le contexte actuel?
Cela est questionné par certains spécialistes, autant du pontife allemand que de la théologie de la libération. Pour Mgr Antônio Luiz Catelan Ferreira, évêque auxiliaire de Rio de Janeiro et spécialiste de Benoît XVI, les contributions intellectuelles de ce dernier vont bien au-delà de la controverse sur la théologie de la libération, explique-t-il au média catholique américain Crux. «C’est le cas, par exemple, de la vision de Ratzinger du rôle de l’Église dans le monde, qui pour lui ne se limite pas à la sensibilisation ou à l’organisation des opprimés, mais englobe en fait l’annonce intégrale du salut.»
«Les Brésiliens n’ont jamais été en mesure de comprendre correctement la théologie de Ratzinger»
Rudy Albino de Assunção
Joseph Ratzinger était largement considéré comme un théologien progressiste pendant le concile Vatican II et dans les années qui l’ont suivi, souligne le sociologue et théologien Rudy Albino de Assunção, qui a fondé une école dédiée à Joseph Ratzinger au Brésil. Il rappelle que Leonardo Boff lui-même avait fait l’éloge du travail du théologien bavarois dans quelques revues à l’époque. «Mais dans la période qui a suivi Vatican II, Ratzinger a été accusé d’avoir quitté les rangs progressistes et d’avoir pris un virage conservateur». L’idée s’est propagée qu’il était devenu un réactionnaire qui, avec le pape Jean Paul II, était engagé dans un mouvement de restauration conservatrice de l’Eglise.
«Les Brésiliens n’ont jamais été en mesure de comprendre correctement la théologie de Ratzinger», affirme ainsi Rudy Albino de Assunção. «Les écrits de Benoît XVI sur la théologie de la libération apparaissent avec d’autres qui traitent d’eschatologie (discours sur la fin des temps). Il a essayé d’empêcher une lecture purement politique du ‘Royaume de Dieu’ et du ‘Peuple de Dieu'».
Le «conflit» entre la théologie de la libération et Joseph Ratzinger semble ainsi avoir été largement exagéré. Il faut se souvenir que le préfet de la CDF avait publié, dès 1986, une seconde instruction Sur la liberté chrétienne et la libération, qui nuançait la critique du mouvement. Rome le percevait de manière plus positive, en lui reconnaissant la dimension spirituelle d’une théologie de la liberté.
«La pensée de Benoît XVI est complexe et ne correspond pas aux clichés usuels»
Mgr Antônio Luiz Catelan Ferreira
Une opposition qui n’a cessé de se réduire à mesure que la Guerre froide s’est étiolée. Car autant les idées de Joseph Ratzinger que celles de la théologie de la libération ont évolué au cours des ans. Selon Jung Mo Sung, professeur d’études religieuses à l’Université méthodiste de São Paulo, la forme de théologie de la libération combattue par Ratzinger appartient désormais au passé. Jung Mo Sung fait partie d’un petit groupe d’intellectuels qui ont déplacé le centre d’intérêt de la théologie de la libération de l’Église vers ce qu’on appelle «la théologie du capitalisme». Son idée principale est que le capitalisme a généré une «théologie» propre, qui est devenue une religion dans l’ordre mondial actuel.
Jung Mo Sung est l’auteur d’un livre comparant les visions de l’idolâtrie de Benoît XVI et de François. Pour Joseph Ratzinger, l’idolâtrie était fondamentalement une erreur sur la vérité de Dieu. «Pour François, l’idolâtrie est le culte à un dieu qui exige le sacrifice de vies humaines – et le vrai Dieu est miséricordieux et défend la vie de chacun», soutient le théologien brésilien. «En ce sens, pour lui (Benoît XVI, ndlr), le marché ne peut occuper la place de l’absolu, seul Dieu peut le faire». Une idée que les grandes figures de la théologie ont continuellement défendue.
Mgr Antônio Luiz Catelan Ferreira trouve ainsi «regrettable» la politisation de l’héritage de Benoît XVI. Car «la pensée du défunt pape est complexe et ne correspond pas aux clichés usuels». Un regard honnête et profond sur la théologie de la libération et celle de Joseph Ratzinger indique qu’elles sont toutes deux trop vastes pour rentrer dans les petites cases de la politique. (cath.ch/crux/arch/rz)
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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