Davide Pesenti, pour cath.ch
«Il est difficile de donner les contours d’une ‘liturgie selon Benoît XVI’, explique Andrea Grillo, professeur de sciences liturgiques et de théologie sacramentaire à l’Athénée Saint-Anselme de Rome et à la Faculté de théologie de Padoue. Au cours de son pontificat, les décisions de Benoît XVI ont eu des conséquences extrêmes. Elles ont donc aussi produit une certaine polarisation, entre les deux composantes originales de sa façon de comprendre la liturgie et les sacrements».
De nombreuses interventions durant son pontificat attestent, chez Benoît XVI, d’une forte tension entre la «primauté de Dieu» et «l’expérience ecclésiale» dans le domaine de la liturgie. «Pour le pape Ratzinger, la liturgie était, d’une part, un lieu d’expérience irremplaçable pour le croyant, et, d’autre part, un lieu où l’expérience du sujet dans l’acte de foi est insignifiante», affirme le professeur italien.
Sa première approche place le pape allemand clairement dans le cadre du «Mouvement liturgique» qui s’est développé dans plusieurs pays de l’Europe occidentale au début du XXème siècle. En revanche, la deuxième est en fort contraste avec l’aggiornamento liturgique adopté au concile Vatican II (1962-1965) et mis en place par la réforme liturgique qui l’a suivi.
L’insistance de Benoît XVI sur une continuité du magistère depuis le Concile a risqué, sur le plan liturgique, de rendre plausible une identification entre ‘réforme liturgique’ et ‘rupture’, non pas intentionnelle, mais produite dans les effets.
«Durant le pontificat du pape Benoît, la liturgie a été chargée d’un potentiel apologétique, je dirais presque ‘controversé’, qui l’a fait passer à un niveau réactif et polémique», précise Andrea Grillo. Une position risquée pour une véritable compréhension de la réforme liturgique postconciliaire. «Dans les livres d’histoire, le pontificat de Benoît XVI sera très probablement perçu, sur le plan liturgique, comme une tentative de pacification au sein de l’Eglise. Un essai qui procède par la marginalisation et la suppression des indications claires données par Vatican II», note le liturgiste italien.
«L’audace de Benoît XVI face à son projet de réconciliation de la tradition liturgique a provoqué de fortes critiques»
Pour lui, ce phénomène relève d’une composante biographique de Joseph Ratzinger: un chevauchement entre Vatican II et la révolution de Mai 1968. «Car le traumatisme de 1968 a généré une lecture faussée et exagérée du Concile et de ses conséquences dans la vie de l’Église.»
Lire avec une profondeur théologique et anthropologique l’acte rituel comme central pour l’expérience du chrétien dans la relation à Dieu: tel a été, sur le plan liturgique, le leitmotiv du pontificat de Benoît XVI. «Il a pratiqué une herméneutique avec une veine sapientielle qui n’a jamais perdu son aiguillon dogmatique, précise Andrea Grillo. De ce fait, il a été toujours à la limite du risque d’une lecture apologétique de la tradition chrétienne».
Son audace face à son projet de réconciliation de la tradition liturgique a provoqué de fortes critiques. Les instruments juridiques et institutionnels qu’il a mis en place ont été jugés discutables et peu efficaces par plusieurs observateurs. «On pense ici, par exemple, aux ‘traductions liturgiques’, dans lesquelles le principe de ‘littéralité’ semble être le seul salut de la Tradition. Avec les conséquences paradoxales que cette approche a entraîné notamment sur la façon de traduire, dans la prière eucharistique, l’expression pro multis (‘pour la multitude’ dans la prière de consécration du sang du Christ, ndlr) dans les langues vernaculaires.»
Le 7 juillet 2007, Benoît XVI passe donc à l’acte. Il publie le motu proprio Summorum Pontificum qui prévoit l’introduction d’une «forme extraordinaire» à côté de la «forme ordinaire» dans le même rite romain latin. La première correspond à la messe, et aux autres formes des célébrations liturgiques, en vigueur dans l’Eglise catholique jusqu’en 1969; la deuxième, celles des formes célébratives issues de la réforme liturgique d’après Concile. Depuis la publication de ce motu proprio, les deux formes coexistent de facto. C’est une première dans l’histoire de l’Eglise. Une décision qui bouleverse la mise en œuvre de la liturgie et de l’ecclésiologie issues de Vatican II.
«Summorum Pontificum a ouvert les portes à des formes ecclésiales, spirituelles, pastorales considérées comme douteuses par une bonne partie des liturgistes»
Bien que l’emploi de la «forme extraordinaire» demeure aujourd’hui circonscrit et soumis à certains critères, la décision de Benoît XVI étend sensiblement la possibilité d’utiliser la forme célébrative préconciliaire. Mais, dès la publication du document, c’est la levée de boucliers. De nombreux liturgistes et historiens de l’Eglise condamnent fermement la décision du pape allemand, soutenant que le motu proprio va à l’encontre des résolutions du concile Vatican II.
«L’idée d’amener la paix sur le plan liturgique est devenue, pour Benoît XVI, un projet réalisé à travers des ‘formes parallèles’ du même rite romain, explique Andrea Grillo. Dès les premiers mois, cette ‘solution’ a toutefois montré des limites structurelles. Elle n’a pas produit la ‘paix’, mais la ‘guerre’. La noble intention pacifiante requiert différents instruments, sur lesquels l’Église d’aujourd’hui et de demain devra se baser, en se laissant guider par les intentions de Benoît XVI, mais en dépassant de manière décisive ces mêmes instruments qu’il a adoptés», soutient le liturgiste italien.
Le document pontifical a ainsi ouvert les portes à des formes ecclésiales, spirituelles, pastorales considérées comme douteuses par une bonne partie des liturgistes, et sur lesquelles les évêques diocésains n’ont aucune autorité.
Selon Andrea Grillo, le pontificat de Benoît XVI renforce une lecture de Vatican II qui met en évidence, tout d’abord, les risques qu’a générés ce concile, et non la grâce qu’il a déversée sur l’Eglise. Une interprétation qu’on retrouve déjà chez le théologien Joseph Ratzinger lorsqu’il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. «La continuité avec le concile semble claire chez lui, précise Grillo, mais elle est douloureuse et contrastée. Il n’est pas exagéré de croire que l’une des raisons de sa renonciation au ministère pétrinien, en février 2013, était précisément sa relation difficile avec Vatican II».
«Plus de 15 ans après la publication de Summorum Pontificum, le débat sur l’héritage de Benoît XVI ne fait que commencer»
Le professeur italien rappelle comment Benoît XVI, pour le 50e anniversaire de l’ouverture du Concile, le 11 octobre 2012, a répété «de façon paradoxale», depuis la fenêtre donnant sur la place Saint-Pierre, le célèbre Discours de la lune du pape Jean XXIII. Il a donné, à la place de la fête, un discours dramatique et déconcertant. Pour lui, dans les derniers mois de son pontificat, Vatican II s’était manifesté non pas tant comme une ‘nouvelle Pentecôte’, mais comme l’expérience du ‘péché originel’. «Cette ‘Stimmung’ vis-à-vis du Concile, conclut Andrea Grillo, a également profondément marqué sa relation avec la liturgie».
Après de vives et parfois âpres discussions, en particulier face à l’approche différente du pape François, les débats autour de ces différentes conceptions de la liturgie se sont un peu calmés. Le rapport entre les deux formes du rite romain demeure toutefois irrésolu; son avenir tout aussi incertain.
Les décisions de Benoît XVI dans le domaine liturgique n’ont été que l’apogée d’une période postconciliaire de plus de 40 ans, durant laquelle différentes sensibilités liturgiques se sont confrontées – et parfois affrontées. Si d’une part, Summorum Pontificum a été interprété comme une tentative de réconcilier les sensibilités au sein de l’Eglise catholique, il a été, pour d’autres, le fruit d’une conception anachronique de «l’esprit de la liturgie», pour citer le titre d’une des célèbres œuvres de Joseph Ratzinger.
Plus de 15 ans après la publication de Summorum Pontificum, le débat sur l’héritage de Benoît XVI ne fait que commencer. Un héritage qui aura contribué, du moins pour un certain temps, à mettre au centre du débat le sens profond de la célébration de la foi, rappelant ainsi le célèbre dicton conciliaire que la liturgie est fons et culmen (la source et le sommet) de toute vie chrétienne. (cath.ch/dp)
Rédaction
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