«Joseph Ratzinger: le précurseur de la lutte contre les abus» titrait le journal catholique conservatoire bavarois Die Tagespost en février 2021. A la fin de ce même mois, s’était tenu le «Sommet anti-abus» convoqué par le pape François au Vatican, qui a constitué une pierre d’angle de la lutte contre ce fléau dans l’Eglise catholique. Le journal bavarois assurait ainsi que «ce qui a été discuté lors de la réunion (…) doit beaucoup au travail préparatoire que Joseph Ratzinger a effectué pendant des années en tant que cardinal et pape.»
Pour Die Tagespost, en effet, «l’étude des documents permet de se faire une idée claire: Joseph Ratzinger s’est très tôt préoccupé de l’analyse et de la lutte contre les abus sur mineurs dans l’Eglise». L’hebdomadaire détaille ainsi l’action de ce dernier face à cette crise, dès ses premiers pas en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), en 1981.
Joseph Ratzinger s’est effectivement préoccupé de la prévention des abus bien avant que les grands scandales n’éclatent, au début du troisième millénaire. Après une visite des séminaires d’Irlande et des Etats-Unis, le futur Benoît XVI a notamment renforcé les normes en vue de l’accueil des séminaristes, insistant sur la nécessité d’une maturité suffisante pour exercer la prêtrise.
En cette fin de siècle, les affaires sexuelles n’étaient certes pas totalement en dehors des radars ecclésiaux. Les bruits de comportements inappropriés de la part du Père Marcial Maciel Degollado, le fondateur des Légionnaires du Christ, circulaient dans les couloirs du Vatican depuis les années 1950 déjà.
A partir de 1987, le cardinal Ratzinger a mis sur la table la question du traitement des prêtres reconnus coupables d’abus. Jusque-là, le droit canon stipulait certes la possibilité de les renvoyer de l’état clérical, mais uniquement à l’issue d’un long procès pénal. De tels procès étaient rares et «l’indulgence» y était de mise. La conviction prévalait qu’une «Eglise d’amour» ne devait pas punir. Une vision contre laquelle le cardinal Ratzinger s’était élevé. Il avait plaidé en 1988 pour la possibilité d’une révocation d’office des prêtres fautifs. Mais encore une fois, la Curie lui avait mis de nombreux bâtons dans les roues.
Le préfet de la CDF avait proposé en 1995 d’enquêter sur le cardinal Hans Hermann Groër, ancien archevêque de Vienne, et dès 1998 sur Marcial Maciel, deux hautes personnalités de l’Eglise qui seront convaincues par la suite d’abus sexuels. Deux demandes auxquelles le Saint-Siège ne donnera pas suite. Au centre de cette situation de blocage, le nom du cardinal Angelo Sodano, décédé en mai 2022, ne cesse d’apparaître. Celui qui a été Secrétaire d’Etat de 1990 à 2006 se serait efforcé de minimiser voire de camoufler plusieurs dossiers d’abus sexuels, dans une tentative de préserver la réputation de l’Eglise. Le Père Maciel a bénéficié également pendant longtemps de la bienveillance de Jean Paul II, qui admirait son œuvre et a ignoré les avertissements.
Joseph Ratzinger aurait ainsi été une sorte de Don Quichotte impuissant face aux moulins à vent de la Curie. Mais ses «coups de boutoir» ont peut-être, lentement mais sûrement, craquelé les murs de l’inertie.
Des changements sont en tout cas finalement survenus. En 2001, après l’éclatement des premiers scandales aux Etats-Unis, le motu proprio de Jean Paul II Sacramentum sanctitatis tutela publiait de nouvelles normes facilitant le traitement de cas d’abus et les rangeaient parmi les délits réservés à la CDF, alors que jusque-là, ces cas étaient essentiellement traités dans les diocèses.
A partir de 2002, la Congrégation a obtenu la possibilité de déroger au délai de prescription et de traiter des cas d’abus plus anciens. Une avancée pour laquelle Joseph Ratzinger s’était également engagé depuis de nombreuses années.
En 2003, le prélat bavarois s’est vu accorder d’autres anciennes demandes. La CDF a acquis le pouvoir de traiter les cas d’abus également dans le cadre d’une procédure administrative (et non pas dans le cadre d’une procédure pénale longue et coûteuse) et de soumettre directement au pape, à la demande des évêques, les cas graves d’abus entraînant une révocation d’office.
En 2004, Jean Paul II a étendu la compétence de la CDF à des affaires impliquant des supérieurs religieux, des évêques, ainsi que des cardinaux.
Fin 2004, alors que le pape polonais entamait la dernière étape de son chemin de vie, le cardinal Ratzinger a finalement lancé une offensive décisive contre le Père Maciel, en obtenant la reprise de l’enquête à son encontre.
Mais il avait fallu sept ans entre la plainte contre Marcial Maciel pour abus sur mineurs et le lancement de ces investigations. Pour Die Tagespost, ce délai conséquent était dû aux fameuses «résistances» rencontrées par le cardinal au sein de la Curie. Il faudra un an encore pour que les résultats de l’enquête soient connus. Ils révéleront un véritable «pandémonium» des actions du prêtre mexicain, entre concubinage, viols, incestes, trafic de drogue et détournements de fonds. Il n’y aura pas, toutefois de procès canonique, à cause du grand âge de Maciel. Il sera invité à se retirer du monde et à mener une vie de prière et de pénitence. Le fondateur des Légionnaires du Christ décédera en 2008 dans une de ses résidences confortables de Floride.
La faiblesse de la peine à l’encontre du prêtre, ainsi que les protections dont il a pu bénéficier au Vatican ont été l’objet de vives critiques. Joseph Ratzinger est malgré tout ressorti de cette affaire comme celui qui a réussi à mettre l’Eglise sur la voie de l’action et de la transparence. Die Tagespost note ainsi que «lorsque Jean Paul meurt, le 2 avril 2005, il laisse derrière lui une Eglise qui a enfin engagé la lutte contre les abus sexuels avec la détermination nécessaire».
Elu pape le 6 mai, le cardinal allemand a poursuivi les réformes dans ce domaine. Dès 2005, il a confirmé les pouvoirs spéciaux de la CDF établis par son prédécesseur et a donné à l’organe la mission de réviser les normes relatives au traitement des abus. En 2007, Benoît XVI a ordonné une refonte de l’ensemble du droit pénal de l’Eglise.
En 2010, il faisait un pas important et symbolique de reconnaissance des faits. Dans une lettre adressée aux catholiques irlandais, il admettait la responsabilité de l’Eglise dans les abus commis par des ecclésiastiques. Dans un discours sur un ton de repentance et d’inquisition, il avait parlé de «faits scandaleux et criminels», et assuré aux hommes d’Eglise coupables qu’ils devraient «répondre de cela devant Dieu tout-puissant ainsi que devant les tribunaux constitués à cet effet.»
Un discours qui n’avait cependant pas convaincu tout le monde. Des associations de victimes avaient notamment déploré une trop grande tolérance, en l’absence de lourdes sanctions contre les abuseurs. Certains ont également noté le déni d’un problème systémique et structurel de l’Eglise.
Benoît XVI a néanmoins continué les réformes. En 2011, il s’est prononcé explicitement en faveur d’une collaboration avec les autorités civiles.
En 2016, le quotidien New Yorker relevait qu’il avait été «le premier pape à expulser de l’Eglise des prêtres prédateurs: en 2011 et 2012, durant les deux dernières années de son pontificat, l’Eglise a défroqué 384 de ces derniers». Parmi les autres mesures radicales prises par le défunt pontife, on peut noter la dissolution de l’Association des sœurs de Saint Jean et Saint Dominique, en 2013, où s’étaient installés des abus sexuels, spirituels et de pouvoir sur des religieuses. Le pape François avait d’ailleurs loué en 2019 «le courage» de Benoît XVI en rapport à cette décision.
Die Tagespost voit l’action globale du pontife bavarois comme essentiellement positive. Il n’a «pas seulement été l’instigateur principal de l’amélioration du droit pénal, affirme l’hebdomadaire, il l’a également mis en œuvre et a, par ses contributions au fil des décennies, mis en évidence les causes profondes de la crise: les lacunes de la théologie, la crise de la morale, les erreurs dans la formation des candidats au sacerdoce et, enfin, la disparition de la foi en la présence de Dieu, de la confiance en sa Parole et en son Commandement».
Le journal se réfère notamment à un document publié en 2019, alors que le pape était émérite depuis déjà six ans, dans la revue allemande Klerusblatt et le quotidien italien Corriere della Sera, intitulé L’Eglise et le scandale des abus sexuels. Dans cette analyse de douze pages, Benoît XVI considère que les racines du fléau sont à trouver dans la «libération sexuelle» des années 1960, dont l’influence néfaste se serait infiltrée dans l’Eglise. Une vision vivement contestée par certains, du simple fait que nombre d’abus se sont déjà produits dans les années 1940 et 1950, alors que la morale était encore très stricte.
Pour Die Tagespost, la manière dont le pontife allemand a abordé le thème des abus montre qu’il a été toute sa vie «un collaborateur de la vérité». Une affirmation qui sera quelque peu ébranlée par «l’affaire de Munich-Freysing» qui éclatera près d’un an après la publication de l’article. Le nom de Benoît XVI apparaît en janvier 2022 dans un rapport mené par un cabinet d’avocats indépendant et commanditée par le diocèse allemand sur les abus sexuels commis sur son territoire. Le pape émérite est épinglé quant à sa gestion de dossiers de prêtres abuseurs, alors qu’il était archevêque de Munich, entre 1977 et 1982.
Les auteurs lui reprochent d’avoir eu un «comportement fautif» dans au moins quatre cas. Ils insistent notamment sur un «cas grave» concernant le prêtre Peter Hullermann, muté à Munich alors qu’il avait déjà abusé d’enfants à Essen, dans le nord-ouest de l’Allemagne. Malgré une condamnation, il avait été réintégré dans l’Eglise et déplacé dans une autre paroisse où il avait récidivé.
Dans un premier temps, la défense de Benoît XVI avait assuré qu’il n’avait pas pris part à la réunion, en 1980, portant sur l’accueil à Munich du prêtre pédophile. Or, le procès-verbal de la réunion prouve le contraire. Sans accuser explicitement le pontife d’avoir menti, les auteurs du rapport avaient qualifié les informations transmises par le pape Benoît de «peu crédibles». Par la suite, ce dernier a nié avoir menti, mettant les incohérences de ses explications sur le compte d’un «oubli» de ses défenseurs.
Certains ont douté également qu’il ait pu ignorer la situation au sein du chœur des «Petits chanteurs de Ratisbonne». Le célèbre ensemble composé d’enfants a été dirigé pendant 30 ans par son propre frère, Georg Ratzinger. L’institution a été rattrapée en 2017 par un scandale de violences et d’abus sexuels au sein de l’internat. Des faits que le directeur de chœur avait minimisés.
D’une manière générale, des observateurs reprochent à Joseph Ratzinger d’en avoir su beaucoup plus que ce qu’il a pu en dire sur l’ampleur des abus. Le New Yorker faisait remarquer en 2016 qu’aux alentours de 1992, les diocèses américains avaient déjà payé quelque 400 millions de dollars pour régler des cas. Des arrangements financiers largement destinés à garantir le silence des victimes. «Au vu des très importantes sommes d’argent impliquées, les responsables du Vatican devaient être pleinement conscients du problème», relève le journal américain.
Et la réaction du pape Benoît a été «trop faible, trop tardive», commentait le New Yorker. «En tant que deuxième homme le plus puissant sous le pontificat de Jean Paul II, Joseph Ratzinger avait davantage de possibilités que n’importe qui de savoir et d’agir».
Et le journal de reprocher au pape défunt de n’avoir passé à l’action que sous la pression de l’opinion publique. «Les mesures qu’il a finalement prises ont été largement dictées par une série de scandales embarrassants: sa décision de prendre le contrôle des affaires de pédophilie en 2001 a suivi de près les scandales aux États-Unis, en Irlande et en Australie, et les règlements financiers faramineux pour les plaignants américains. La décision de rouvrir le dossier contre Maciel n’aurait presque certainement pas eu lieu sans les reportages courageux de Berry et Renner (deux journalistes américains qui ont révélé des cas, ndlr). Et la politique de tolérance zéro qui a conduit à la défroque systématique des prêtres abusifs n’est intervenue qu’après l’annus horribilis de 2010, au cours de laquelle un nouveau scandale d’abus sexuel semblait exploser chaque semaine et les paroissiens fidèles quittaient l’Église en masse».
Le New Yorker concède que Joseph Ratzinger «a compris mieux que la plupart, bien que tardivement, que les abus commis par des prêtres étaient la négation de tout ce que l’Église était censée représenter». Mais, pendant une grande partie de sa carrière, son attention et ses priorités étaient ailleurs, assure le journal. Pendant son mandat à la tête de la CDF, le cardinal allemand aurait ainsi été «trop occupé à discipliner quiconque osait s’écarter des enseignements de l’Église sur la sexualité personnelle et le planning familial pour s’occuper des milliers de prêtres qui abusaient d’enfants».
Des points de vue fort divergents existent donc quant à l’action de Benoît XVI face aux abus sexuels. Dans un domaine si complexe, la vérité ne peut certainement pas se contenter d’une approche simpliste. Il est certain que l’attitude du pontife décédé doit être considérée sans indulgence, face à la gravité des faits. Mais, elle doit aussi être examinée à l’aune des situations, des mentalités, des conceptions et des possibilités qui avaient cours aux diverses époques qu’il a traversées. (cath.ch/tagespost/newyorker/ag/arch/rz)
Raphaël Zbinden
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