La Russie a affirmé le 3 décembre 2022 qu’elle «n’acceptera pas» le plafonnement du prix de son pétrole. Moscou réagissait ainsi à l’accord trouvé entre l’UE, le G7 et l’Australie pour la mise en place d’un tel mécanisme pour limiter les moyens de Moscou pour financer son invasion de l’Ukraine. Kiev craint de nouvelles attaques d’ampleur contre son infrastructure énergétique.
Chères sœurs, chers frères,
Une fois de plus, le Père Misha, les volontaires de Saint-Martin et moi-même sommes allés à Izium et Balakliya, dans l’est du pays. Cette fois-ci, nous avons été rejoints par Bartosz Cichocki, l’ambassadeur polonais en Ukraine. C’est l’un des diplomates qui n’ont pas abandonné leur poste à Kiev au début de la guerre. Lui et sa femme Monika soutiennent fortement toutes sortes d’activités et des centres d’aide, dont la Maison de Saint Martin à Fastiv. Nous avons passé trois jours sur la route.
L’ambassadeur a déchargé, avec nous tous, les bus et a distribué de l’aide aux nécessiteux. Les enfants du petit village de Kunje, en dehors d’Izium, étaient émerveillés par les jouets, les brassards réfléchissants, et des sacs à dos. Les gens ici vivent très simplement, alors les cadeaux colorés pour les enfants ont causé de la joie et ont brisé la grisaille de la vie. Dans le magasin du centre du village, où nous distribuions l’aide humanitaire, notre présence a provoqué un rassemblement important. J’imagine que Frère Krzysztof, le prieur de Korbielów, célèbre amateur de voitures et de moto, serait aux anges s’il pouvait voir ce musée vivant de l’industrie automobile. Une grande partie des véhicules des gens venus chercher de l’aide datent de l’époque de l’URSS.
Faire passer des sacs de nourriture pesant jusqu’à cinq kilos de main en main était épuisant, mais il est difficile de trouver une meilleure façon de décharger les camions d’aide humanitaire. Cet effort a également une signification plus profonde. Faire passer de main en main, c’est toujours une rencontre avec un autre être humain, dont on reçoit et à qui on donne. C’est une simple illustration des mots de saint Paul: «Que possèdes-tu que tu n’aies reçu?» (1 Cor 4,7). Dans son dernier message pour la Journée des Pauvres, le pape François a exprimé avec beaucoup de justesse ce que beaucoup d’entre nous vivent depuis le début de la guerre: «Devant les pauvres, on ne fait pas de rhétorique. On retrousse ses manches et on met en pratique ce que l’on croit, en s’impliquant directement. Cela ne peut être délégué à personne».
C’est pourquoi, lorsque je pense aux volontaires et aux frères et sœurs dominicains, je réalise avec une conviction plus profonde que nous avons sommes chanceux de vivre au bout d’une longue chaîne de bienfaits. En effet, derrière chaque sac de nourriture, de médicaments, de vêtements chauds, ou les générateurs électriques qui arrivent pour les pauvres, il y a le travail, le temps, l’argent et l’implication de nombreuses bonnes personnes. Nous sommes très reconnaissants pour tout cela! Sans vous, nous n’existons pas.
Jusqu’à la guerre, Kunje possédait un grand bâtiment scolaire comprenant un lycée, un collège, une école primaire et un jardin d’enfants. Malheureusement, le bâtiment a été bombardé par les Russes au tout début de la guerre. Après cela, jusqu’à mi-septembre, les forces d’occupation l’ont utilisé comme caserne. Maintenant ce sont des ruines. Les enfants des villages environnants n’ont nulle part où aller à l’école.
Le Père Misha a été très ému par une rencontre avec une femme à Izium. «La température de sa maison atteind à peine les 3°. Je ne veux pas entendre quelqu’un se plaindre qu’il a froid à Fastiv!»
Sur le chemin du retour de l’oblast (division administrative de plusieurs pays issus de l’éclatement de l’ancienne URSS dont la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ukraine, ndlr) de Kharkiv, je suis allé à la gare pour déposer Ania, du groupe Charytatywni de Varsovie (qui coordonne l’aide humanitaire pour l’Ukraine, ndlr). Elle prenait le train de nuit pour la Pologne. Sur l’un des quais qui était accessible aux véhicules, près de trente ambulances attendaient le train d’évacuation pour recevoir les blessés. Aujourd’hui, c’est un spectacle fréquent à la gare de Kiev. J’ai du mal à m’y habituer.
Un soldat a attiré notre attention: un homme de grande taille avec une barbe, portant dans ses bras un sac à dos avec un chat. Il marchait difficilement, et visiblement, il souffrait. Je lui ai parlé alors qu’il était debout sur l’escalator. Il revenait des lignes de front, blessé aux deux jambes par quatre éclats d’obus.
Après avoir dit au revoir à Ania, j’ai pensé qu’il pourrait avoir besoin de mon aide. D’une certaine manière, je ne pouvais pas simplement rentrer chez moi. J’ai marché jusqu’à l’avant de la station en espérant qu’il serait toujours là. Il y était. Yuriy, c’est son nom, était assis à l’arrêt de bus. Je lui ai proposé de le conduire où il voulait. Il a accepté l’offre, puisque la compagnie de taxi qu’il avait essayé d’appeler ne répondait pas.
Yuriy a mon âge. Il venait d’arriver en train de Kramatorsk, d’où il avait été envoyé depuis les lignes de front. Il y a des années, il a travaillé en Pologne et en a dit beaucoup de bien. Il parlait une étrange sorte de polonais, avec des mots russes et ukrainiens mélangés. Son commandant lui a donné dix jours de congé. J’ai bien peur que ce ne soit pas assez pour soigner ses jambes, mais je n’ai pas entendu une plainte de sa part.
J’ai demandé si c’était difficile là-bas. «Vous savez, mourir n’est pas la pire des choses – ce qui est horrible, c’est de vivre dans une telle incertitude», a-t-il dit en parlant de l’occupation russe. Il est plein d’espoir et veut continuer à se battre pour une Ukraine libre. «Je vais enfin me laver, et demain je rentrerai chez moi auprès de ma femme et de mes trois enfants. Je ne les ai pas vus depuis un an.» Je lui ai dit combien je suis reconnaissant pour ce qu’il fait pour nous sur le champ de bataille.
Dans la voiture, son chat miaulait de temps en temps. Son nom est Mushka, comme le viseur d’un fusil, explique Yuriy en souriant. Il a trouvé le chat dans une cave à Spirne, un petit village à la frontière des oblasts de Luhansk et de Donetsk, où il a récemment combattu. «Elle ne voulait pas partir avec d’autres gars, seulement avec moi.» Et il a ajouté, «Je ne sais pas si je l’ai sauvé ou si elle m’a sauvé.» Sa fille lui a envoyé un sac spécial pour le transport des animaux, alors Mushka voyage donc luxueusement avec son «sauveur» jusqu’à sa nouvelle maison.
Je suis les nouvelles de Kherson, et je suis inquiet. Nous y étions il y a trois semaines. La ville enveloppée dans l’obscurité était déprimante. Au moment où nous sommes partis, on pouvait voir quelques lumières éparses, mais au cours des derniers jours, les Russes ont détruit le réseau électrique. Kherson, cependant, est un sujet pour une autre lettre, peut-être la prochaine.
Dimanche dernier, après presque 72 heures, nos voisins de Kiev, de l’autre côté de la rue du couvent ont récupéré leur électricité. Le Père Petro a pris une photo avec la légende: «Photo joyeuse!» Le bombardement massif et répété d’infrastructures stratégiques déstabilise fortement la vie en Ukraine. S’ils continuent comme ça, la vie dans la capitale de l’Ukraine et dans beaucoup d’autres endroits sera très difficile.
Les autorités ouvrent des endroits où les gens peuvent venir se réchauffer, et recharger leurs téléphones. Elles les appellent les «points de persévérance». Le manque d’électricité signifie également de sérieux problèmes de communication: pas de lumière, l’internet et les téléphones portables ne fonctionnent pas non plus. Pour cette raison, réussir à joindre Fastiv tient du miracle.
Malgré l’obscurité extérieure qui recouvre toute l’Ukraine ces jours-ci, il n’y a pas de pénurie de lumière. Ces jours-ci, les rayons de lumière et d’espoir ne manquent pas. Pour moi, l’un d’entre eux était une réunion que Marek, le supérieur des laïcs dominicains à Kiev, a organisé avec un groupe de personnes de Khmelnytskyi qui veulent devenir nos tertiaires. J’espère que la fraternité de Kyiv les aidera à établir une nouvelle communauté là-bas. Bien sûr, il faudra du temps et de la patience, mais l’enthousiasme et l’engagement sont déjà bien présents, comme j’ai pu le constater moi même lors de ma visite au tout nouveau couvent d’Ukraine.
«A mes amis d’Ukraine», c’est ainsi que Fr. Alain, le socius du Maître de l’Ordre, commence la lettre qu’il nous a envoyée le premier dimanche de l’Avent. De nombreux frères, sœurs et laïcs dominicains ont eu l’occasion de rencontrer de rencontrer le Père Alain (Socius pour l’Europe de l’ouest et le Canada, Pologne, Teutonie et Haute-Allemagne et Autriche, ndlr) en Ukraine et de rester en contact avec lui. Dans sa courte lettre le Père Alain a mentionné le travail de l’artiste autrichienne Billi Thanner. Son installation intitulée «L’échelle vers le ciel» a pu être vue récemment à Vienne.
Une partie de l’échelle se trouvait à l’intérieur de la cathédrale Saint-Étienne; l’autre était accrochée à la tour sud. Les deux parties de l’échelle étaient faites d’aluminium avec des néons de couleur jaune doré. «La première marche était située dans la chapelle, à côté de laquelle les touristes passent fréquemment, les invitant à s’arrêter, à diriger leurs pensées et leurs yeux vers une réalité différente, hors des murs de pierre et de plâtre. Pour les fidèles qui venaient prier, cette œuvre d’art matérialisait et éclairait le chemin pour que leurs prières s’élèvent vers Dieu», écrit le Père Alain.
Je me rends compte que cette guerre m’apprend à écouter et à regarder plus attentivement. C’est souvent le genre d’attention qui est liée au danger. Récemment, alors que je marchais sur le trottoir, j’ai entendu des explosions de roquettes quelque part. Avec les autres passants, je me suis arrêté, regardant le ciel. Il était paisible et nuageux. Sur les routes menant à Izium ou Kherson, je regarde plus attentivement en bas devant mes pieds, sachant que des mines peuvent encore s’y trouver.
L’échelle du ciel de Billy Thanner renforce l’appel du temps de l’Avent à regarder avec espoir et foi vers le haut, vers le Christ, ainsi qu’à regarder vers le bas avec plus d’attention, vers les sœurs et les frères qui souffrent. «La miséricorde naît de la privation», enseignait saint Thomas d’Aquin. Surtout lorsque nous commençons à considérer la misère d’autrui comme la nôtre.
Avec mes salutations et ma gratitude pour toute l’aide et le soutien que nous recevons,
et avec une demande de prière,
Jarosław Krawiec OP,
Kiev, 3 décembre, 20 heures
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
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