Lina Abu Akleh: «Il n’y a rien d’accidentel dans la mort de Shireen»

Lina Abu Akleh, la nièce de Shireen Abu Akleh la journaliste chrétienne palestinienne tuée en mai 2022 par l’armée israélienne, se bat sans relâche pour que les coupables soient punis. Le FBI a annoncé, le 14 novembre 2022, l’ouverture d’une enquête indépendante.

Clémence Levant pour cath.ch

Journaliste vedette de la chaîne Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, palestinienne chrétienne originaire de Jérusalem, a été tuée en mai dernier d’une balle présumée israélienne alors qu’elle couvrait les incursions de l’armée dans le camp de réfugiés de Jénine, une ville au nord de la Cisjordanie.

Après avoir nié toute implication, l’armée israélienne a reconnu le 5 septembre, «une forte possibilité» d’avoir tué «accidentellement» la journaliste. Pour sa famille, la précision des tirs, répétés, alors que le mot «press» était bien visible sur son gilet pare-balle, ne laisse aucun doute: «Il n’y a rien d’accidentel dans la mort de Shireen».

Le FBI a annoncé le 14 novembre l’ouverture d’une enquête indépendante. Une demande poussée depuis six mois par la famille de la journaliste palestinienne, qui, sa nièce Lina Abu Akleh en tête, milite pour que justice soit faite.

Pensez-vous que l’ouverture de cette enquête par les Etats-Unis coïncide avec la formation d’un gouvernement israélien qu’ils n’approuvent pas?
Lina Abu Akleh: Je ne sais pas si c’est une coïncidence. Mais c’est ce que nous demandions depuis le début et nous espérons que ça mènera à désigner un coupable. Notre famille demande une enquête américaine depuis le début, et c’est ce que les États-Unis devraient faire quand un citoyen américain est tué à l’étranger (Shireen Abu Akleh disposait du passeport américain, ndlr). Nous espérons que cette enquête sera vraiment indépendante, crédible et approfondie et qu’elle permettra de remonter la chaîne de commandement. Dans tous les cas, elle rapproche notre famille de la justice pour Shireen.

La journaliste Shireen Abu Akleh est décédée le 11 mai 2022 à Jenine alors qu’elle couvrait un raid de l’armée israélienne | DR

Depuis le début, vous demandez le soutien du pape. Pourtant, l’identité chrétienne de Shireen Abu Akleh n’est pas la cause de sa mort. La plupart des gens ignoraient d’ailleurs qu’elle était grecque-catholique…
Elle était journaliste. Elle n’a jamais partagé son affiliation religieuse pour garder son objectivité. Lors de la messe célébrée en souvenir des six mois de son décès, le prêtre a eu une phrase qui depuis ne me quitte plus: Shireen était une «chrétienne en silence». Au final, c’est aussi ça, être chrétien: ne pas le crier sur tous les toits, mais laisser les valeurs et le message de Dieu guider nos gestes et nos actions. En silence. C’est ce qu’elle faisait. Elle était très généreuse, toujours en train d’aider les gens dans le besoin, de faire des dons aux hôpitaux, de rendre service. Quand tout le monde a réalisé qu’elle était chrétienne, on a reçu des soutiens de partout. C’est dommage que la condamnation de la part du Vatican ne soit venue que plus tard, mais nous sommes reconnaissants de la bénédiction donnée par le pape en octobre et du temps qu’il a pris pour nous écouter. Ce voyage au Vatican était différent. Plus «saint».

Comment en êtes-vous arrivée à incarner cette lutte pour la justice?
Je ne pensais pas me retrouver dans cette position. Je me suis juste dit que c’est ce que tout le monde ferait: défendre sa famille dans des circonstances tragiques. J’étais aussi disponible et en mesure de le faire. Quand Shireen a été tuée, j’étais à Jérusalem. Mon père et ma sœur étaient à l’étranger. Mon frère ne voulait pas avoir affaire aux médias. Je venais de finir mes études et je cherchais du travail. Il se trouve que j’ai un master en études internationales, avec un focus sur les droits humains, la gouvernance et la justice mondiale. J’avais les compétences, et il n’y a pas de meilleure mise en pratique que la défense des droits de ma tante, même si j’aurais aimé que cela n’arrive pas dans ces circonstances.

Après sa mort, je pensais que justice serait rendue. Mais l’enquête balistique menée par les Etats-Unis en juillet, puis l’enquête militaire israélienne n’ont mené à rien: les responsables ne sont toujours pas punis. Plaider pour que justice soit faite est devenu un job à temps plein.

Comment allez-vous, six mois après le décès de votre tante?
Ces six derniers mois ont été particulièrement éprouvants. Il a fallu s’habituer à l’absence de Shireen. Nous sommes une toute petite famille: 6 personnes. Et maintenant 5. Shireen était ma seule tante. Depuis aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été mon modèle. Son travail de journaliste ces vingt dernières années était admiré par tout le monde. Elle était aussi empathique, pleine de compassion. Je passe parfois des semaines sans voir mes amis. C’est surtout épuisant mentalement. C’est lourd d’en parler tout le temps, de se remémorer les moments douloureux. Mais c’est important de continuer à parler de Shireen, de garder sa mémoire, son héritage en vie.  Et vous savez, il y a des moments, comme l’annonce de l’ouverture d’une enquête indépendante par le FBI, que nous demandions depuis le départ, qui font sentir que tout ça en vaut la peine. On est entendu. Cela soulage toute la douleur, les angoisses, la tristesse…

«C’est important de continuer à parler de Shireen, de garder sa mémoire, son héritage en vie.»

Maintenant que l’enquête est ouverte, à quoi vont ressembler les mois qui viennent?
Avec Noël qui arrive, la période s’annonce chargée en émotions pour la famille. Je la redoute un peu… On a toujours fêté Noël avec Shireen. C’était sa saison préférée. Cette année, elle ne sera pas avec nous à table. Je sais déjà que nous n’allons pas installer de sapin. Le cœur n’est pas à la fête.
Peu importe ce qui s’écrira dans le prochain chapitre de ma vie, je veux contribuer à construire une réalité différente grâce à mon travail. Et tant que Shireen n’aura pas obtenu justice nous continuerons à nous battre. Nous ne le faisons pas seulement pour elle, mais pour qu’aucune autre famille n’ait à vivre ce que par quoi nous sommes passés. Demander que justice soit faite, c’est aussi espérer qu’un précédent soit créé pour les cas à venir et que l’impunité envers le peuple palestinien cesse. (cath.ch/cl/bh)

Shireen Abu Akleh
Née en 1971 à Jérusalem, Shireen Abu Akleh a grandi à Bethléem dans une famille de rite grec-catholique. Après ses études de journalisme en Jordanie, elle travaille pour différents médias palestiniens, avant d’intégrer Al Jazeera, célèbre chaîne qatarie, en 1997. Pendant 25 ans, elle chronique le conflit israélo-palestinien, sur le terrain. Son décès en plein reportage à Jénine, le 11 mai 2022, a fait d’elle une icône: elle est devenue un des visages de la cause palestinienne. CL

Rédaction

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