«Ce terroriste à ma gauche, c’est Bassam». Telle a été l’introduction remarquée de Rami Elhanan face à la soixantaine de personnes réunies au Werkhof de Fribourg, le 18 novembre 2022. Une boutade que d’aucuns auraient pu trouver déplacée entre l’Israélien et le Palestinien. En fait le reflet d’une complicité et d’une amitié si profondes qu’elles permettent de «tout se dire».
Ce lien extrêmement fort entre deux hommes qui auraient eu toutes les raisons de se haïr a clairement transparu lors de la conférence proposée par plusieurs organisations oeuvrant pour la paix en Terre Sainte*. Le ton humoristique de Rami et de Bassam a contrasté avec leur histoire de vie marquée par le drame.
Pour Rami, c’est en 1997 que «la bulle de bonheur» qu’il s’est construite avec sa famille «éclate en millions de morceaux». Le 4 septembre, deux kamikazes palestiniens se font exploser en plein centre de Jérusalem. Les terroristes tuent cinq personnes. Parmi les victimes, Smadar, la fille de Rami, âgée de 14 ans.
Rami Elhanan est un ancien soldat. Il a combattu les armées arabes lors de la Guerre du Kippour en 1973. Son unité de tanks était déployée dans le Sinaï. Parti à onze, ils n’étaient plus que trois à la fin du conflit. «J’ai perdu beaucoup d’amis. Je suis revenu de la guerre amer et en colère.» Décidé à oublier les violences et la politique, il quitte l’armée, se marie et a trois enfants.» Une vie heureuse, sans histoire. Smadar, que toute le monde appelle «la petite princesse» pratique le chant, la danse, est pleine de joie et fait l’admiration de sa famille.
Soudain, le vide. Suite au jour tragique, Rami ne sait que faire de sa colère qui «le dévore de l’intérieur». Mille questions le tourmentent. «Pourquoi une telle chose est-elle arrivée?», «Comment des personnes sont-elles capables de faire cela?», «Pourquoi les Palestiniens nous haïssent-ils tant?».
L’Israélien contemple alors les deux voies qui s’offrent à lui: «Rendre la pareille, c’est la nature humaine et c’est le chemin que prennent la plupart des gens». Mais Rami se demande également: «Est-ce que tuer un autre être humain va faire revenir ma fille?»
Il rumine ces questions pendant plus d’un an avant de rencontrer un rabbin prénommé Yitzhak. Ce dernier a perdu un fils, tué par le Hamas en 1994. Il a fondé l’organisation «Cercle des parents -Forum des familles», qui rassemble des proches des victimes du conflit, israéliens et palestiniens. Rami participe un jour à une Cérémonie conjointe du souvenir, un événement annuel proposé par l’organisation. L’ancien soldat ressort «choqué, touché et ému» de cette cérémonie. «C’était la première fois que je rencontrais des Palestiniens non comme des travailleurs de rue ou des terroristes, mais comme des êtres humains», se souvient-il. Des Palestiniens en deuil le serrent dans leurs bras. Lui qui était cynique, détaché, n’aurait jamais pensé rencontrer des personnes cherchant malgré tout la paix, après tout ce qu’elles avaient vécu. «Dès ce moment, j’ai décidé d’aller partout où c’était possible pour transmettre ce message: ‘ce n’est pas notre destinée de nous entretuer’».
Dans le cadre de son action pour la paix, il rencontre un jour Bassam Aramin. Le Palestinien est depuis un certain temps dans une recherche de compréhension face à «l’ennemi» israélien. Une amitié naît rapidement entre les deux hommes, qui ne cessera de croître avec le temps.
Quelque chose que le natif d’Hebron, en Cisjordanie, aurait difficilement pu imaginer, quelques années seulement auparavant. Bassam a grandi dans la violence et la brutalité de l’occupation. «Nous haïssions naturellement les Israéliens, nous voulions les combattre de toutes les façons possibles». A 13 ans, il entre dans un groupe de résistance. A 16 ans, il participe à une embuscade ratée contre une patrouille israélienne. L’année d’après, il est arrêté et condamné à 7 ans de prison.
Derrière les barreaux, il échafaude des plans pour combattre plus efficacement les Israéliens. Il acquiert la conviction que, pour cela, il doit au mieux connaître son ennemi. Ce faisant, il apprend la réalité de l’Holocauste, qu’il ne connaissait alors que de façon très succincte. «Je suis allé regarder un film que l’on nous proposait en prison sur le sujet. J’y suis allé en me réjouissant de constater que d’autres personnes avaient tué des juifs. Mais, au cours du film, j’ai réalisé ce qui s’était vraiment passé, et je me suis senti triste, j’ai commencé à pleurer». Une première prise de conscience du point de vue de l’autre encore accentuée par les liens qu’il tisse avec un gardien israélien.
A sa sortie de prison, Bassam continue à se renseigner sur Israël et les juifs. Il passe même un Master à l’Université de Bradford (Royaume-Uni) sur la Shoah. «Mais, encore à ce moment-là, je le faisais dans l’optique de mieux comprendre mon ennemi pour mieux le combattre», confie-t-il. Son cheminement vers l’action non-violente et le respect du côté adverse se fera lentement, au gré des diverses rencontres et expériences.
En 1993, alors que les Accords d’Oslo offrent aux Territoires palestiniens une forme de stabilité, il décide de se marier et de fonder une famille. Il a finalement six enfants, qui deviennent son «trésor». Son souci devient alors de leur assurer une sécurité, une chose «impossible» en Cisjordanie. Il se convainc que le seul moyen de les préserver est de parvenir à la paix. En 2004, il commence ainsi à rencontrer d’anciens officiers israéliens cherchant le dialogue, dont Rami.
«Je me suis rendu compte que chacun est le terroriste de l’autre, que nous sommes finalement les mêmes, et que, si nous nous entretuons, c’est finalement pour assurer notre propre sécurité», explique le Palestinien à l’audience fribourgeoise. Il co-fonde en 2005, avec Rami, l’association «Combattants pour la paix», un mouvement né de la rencontre de résistants palestiniens avec de jeunes réservistes critiques de l’action de l’armée israélienne.
Mais le mouvement intérieur vers la paix de Bassam est violemment ébranlé le 16 janvier 2007. Ce jour-là, sa fille Abir, âgée de dix ans, reçoit une balle dans la tête tirée par un policier israélien devant son école. Elle décède le lendemain à l’hôpital. Rami reste avec lui toute la nuit pour prier.
De nombreuses poursuites sont lancées contre le tireur. Le dossier est finalement clos par «manque de preuves». «Une réponse standard que toutes les familles de victimes palestiniennes connaissent», commente Bassam. «Dans le système juridique israélien, ce n’est pas un crime de tuer un Palestinien», confirme Rami. Bassam a pu rencontrer au tribunal le tueur de sa fille. Il lui a dit: «Un jour je te pardonnerai, mais pas pour toi, pour moi et pour mes cinq autres enfants».
Le Palestinien a donc, malgré ce drame atroce, continué sa lutte pour la paix, en parcourant Israël et le monde avec Rami à ses côtés. Une histoire racontée par l’écrivain irlandais Colum McCann dans son livre Apeirogon, sorti en 2020. Aujourd’hui, les deux hommes sont des figures connues, notamment en Israël et aux Etats-Unis, et le «Cercle des parents» regroupe plus de 600 familles.
A la fin de la conférence, les questions du public fribourgeois prennent une dimension principalement politique. Il est notamment question du nouveau gouvernement israélien, «le plus à droite de toute l’histoire», formé par le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Pour Rami, une situation pas uniquement négative. «Cela va faire tomber les masques, Israël va devoir montrer son vrai visage, le fait que ce n’est pas un Etat démocratique et qu’il ne respecte pas le droit international.».
Le Jérusalémite déplore un «long processus de détérioration» en cours depuis des décennies, dans le pays. «Il nous est de plus en plus difficile de considérer la souffrance de l’autre». La cause en est, selon lui, un système social basé sur la «victimisation». «Nous adorons nous poser en victime, nous avons la peur inscrite dans notre peau. Notre système vise à diaboliser l’autre, à préparer la prochaine génération au sacrifice».
Rami se dit pourtant fier d’être juif, et ne voit nul autre endroit où vivre qu’en Israël. «Mais dominer un autre peuple n’est pas digne du judaïsme, lance-t-il. Et le fait d’être contre cette injustice n’est pas de l’antisémitisme». Il précise que c’est à Israël de montrer le chemin de la paix «parce qu’il est le plus fort».
Bassam et Rami se montrent d’accord sur un autre point: la politique ne résoudra pas tout. «Un ou plusieurs Etats, c’est juste un aspect technique, le respect mutuel est la seule chose qui pourra apporter la paix.» Et le Palestinien de conclure: «Nous voulons libérer les Israéliens de l’occupation israélienne. Ils ne seront jamais libres tant qu’ils occuperont nos terres». (cath.ch/rz)
*Ina autra senda – Swiss Friends of Combatants for Peace et les Ami.e.s suisses de Neve Shalom Wahat al-Salam, avec le soutien de l’association Aider Beit-Sahour Palestine
Raphaël Zbinden
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