La Suisse a signé en 1992 le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte ONU 1). Ce faisant, elle a donné obligation à l’ensemble de ses autorités de veiller à ce que les personnes dont elles ont la charge, notamment les patients hospitalisés ou les détenus, reçoivent une alimentation non seulement saine et équilibrée, mais qui tienne compte en sus de leurs impératifs religieux et culturels.
Les personnes privées de liberté doivent donc pouvoir suivre le régime alimentaire relatif à leur religion (aliments casher, halal, périodes de jeûne, etc.). Pensée au départ comme une protection du droit à la liberté religieuse des détenus musulmans ou juifs, cette obligation est-elle appelée à s’adapter aux nouvelles habitudes alimentaires telles que le végétarisme ou le véganisme?
En 2010, la CEDH avait conclu, dans une affaire concernant la Pologne, que le fait de refuser à un détenu bouddhiste un plat végétarien était une violation de sa liberté religieuse. Cette interprétation va-t-elle être étendue au régime vegan, élevant ainsi l’antispécisme au statut de croyance à respecter?
Le quotidien genevois Le Courrier révélait dans son édition du 2 novembre 2022 qu’un ex-détenu antispéciste et une personne hospitalisée en milieu psychiatrique avaient déposé un recours contre la Suisse devant la CEDH, pour n’avoir pas eu accès, durant leur enfermement, à une alimentation végétale équilibrée. Ce qui a causé des carences alimentaires chez le premier et un état de stress important chez le second. Dans les deux cas, les directions des établissements en question n’avaient de fait pas pris de décision formelle à ce sujet. Cela a conduit les instances judiciaires suisses à déclarer les recours des plaignants irrecevables, sans se pencher sur le fond de la question. La décision de la Cour européenne, attendue avec grand intérêt, devrait corriger le tir.
L’affaire permet aussi de questionner l’attachement, souvent viscéral, à nos habitudes alimentaires. Ainsi, en détention, «l’imposition d’une alimentation uniformisée a tendance à cristalliser les tensions et les différends. La quantité de plaintes déposées par les détenus concernant la nourriture (…) en est l’indicateur le plus probant», peut-on lire sur le site de l’Association pour la prévention de la torture.
Pour Philippe Borgeaud, professeur honoraire d’histoire des religions antiques à l’Université de Genève, l’intensité de ces réactions découle du fait que les choix alimentaires sont associés à l’identité intime des personnes. «Les anthropologues ont beaucoup cherché les causes des interdits alimentaires, associés, consciemment ou inconsciemment, aux notions de pur et d’impur, et donc à la possibilité de se rapprocher du divin en évitant de se souiller. Ils en ont déduit que tout ce qu’on mange, finalement, dépend de notre positionnement face aux autres êtres vivants et à la classification qui en découle.»
Cette classification varie selon les époques et les cultures. «Les Grecs anciens, par exemple, considéraient l’homme comme un animal, rationnel, certes, mais un animal tout de même, rappelle le professeur Borgeaud. Ainsi Aristote inclut-il l’homme dans son Histoire des animaux (4e s. av. J.-C.). Manger une vache, un mouton ou un chien pouvait donc être considéré comme du cannibalisme. Une offense très sérieuse aux yeux des dieux. En même temps, les Anciens pensaient que la consommation modérée de chair répondait au besoin d’une alimentation fortifiante. Pour sortir de cette tension, l’abattage d’une bête recouvrait le plus souvent l’habit du sacrifice et de la nourriture partagée avec les dieux. Seul l’abattage rituel, avec l’invocation d’une divinité, permettait la transformation du vivant en viande consommable.»
Il n’est pas aisé de trouver des explications logiques dans les classifications entre «propre» ou «impropre» à la consommation. Les anthropologues ne sont de loin pas toujours d’accord entre eux. La seule certitude qui les réunit est que ces classifications touchent aux identités profondes. Ainsi les antispécistes récusent-ils toute hiérarchie entre l’homme et l’animal.
Pour l’historien des religions, leur répulsion à consommer de la chair, voire tout produit d’origine animale, doit être considérée à l’aune de cette distinction entre pur et impur. Dès lors, ne pas respecter le régime alimentaire de détenus véganes, c’est, selon la profondeur des motivations qui les guident, leur faire violence. Cela pourrait être considéré comme une atteinte à leurs croyances, même si celles-ci sont d’ordre philosophique et non religieux. Il s’agirait donc bien d’une violation des droits humains. (cath.ch/lb)
Les repas cannibales des sauvages
L’évolution des sensibilités par rapport à la consommation de viande a été anticipée en 1996 par l’anthropologue Claude Lévi-Stauss qui écrivait dans La Repubblica: «Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.» LB
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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