Propos recueillis par Hugues Lefèvre/I.Média
Le pape François sera au royaume de Bahreïn à l’occasion d’un forum interreligieux ayant pour thème ‘Orient et Occident pour la coexistence humaine’, où il retrouvera notamment le Grand Imam d’al-Azhar, le cheikh Ahmed al-Tayyeb.
Emmanuel Pisani (voir encadré), spécialiste de l’islam basé au Caire – qui sera aussi présent à Bahreïn – raconte pourquoi ces grandes rencontres interreligieuses ne peuvent se résumer à la proclamation de «belles paroles». Plus largement, il explique comment le pape François s’inscrit dans la continuité des aspects théologiques les plus forts de la conférence de Ratisbonne de Benoît XVI de 2006.
Le pape François va retrouver une nouvelle fois le Grand Imam d’al-Azhar, cette fois-ci à Bahreïn. Quels sont selon vous les enjeux de ce deuxième déplacement du pape dans le Golfe?
Emmanuel Pisani: Le pape François se rend dans un royaume dirigé par les sunnites mais où la population est majoritairement chiite. Le contexte religieux est donc différent de celui des rencontres précédentes. Il est bien possible que le pape rencontre avec Ahmad al-Tayyeb, cette fois-ci, quelques hauts-dignitaires chiites, ce qui s’inscrirait dans la continuité du voyage en Irak où il avait rencontré l’ayatollah al-Sistani. Peut-être que ce passage à Bahreïn est une étape intermédiaire pour une future rencontre entre lui et deux grands responsables musulmans, chiite et sunnite. Je crois qu’il s’inscrit dans une logique de paix profonde et d’amitié non seulement entre les chrétiens et les musulmans mais aussi entre différentes obédiences religieuses au sein de l’islam.
À multiplier les rencontres avec le Grand Imam d’al-Azhar, le pape François ne risque-t-il pas de froisser les autres autorités musulmanes?
Il est vrai que le pape et le Grand Imam se sont rencontrés à de nombreuses reprises. Mais cela est cohérent avec le message que le pape véhicule: la culture de la rencontre et de l’amitié se construit par la fidélité et l’enracinement. L’un et l’autre ne sont pas dans la logique du «coup d’éclat médiatique». Ensuite, je crois que si le pape a fait le choix d’approfondir cette relation, il ne se limite pas à elle. Il s’est en effet rendu au Maroc où il a rencontré le roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, en mars 2019. Et puis, il a eu aussi cette visite en 2021 à Najaf de l’ayatollah al-Sistani, grande autorité chiite. Donc on voit qu’il veille à ne pas tomber dans une relation exclusive et qu’il a une ouverture envers l’islam dans sa diversité théologique et politique.
À Bahreïn, le pape sera accueilli par le Conseil des sages musulmans. Que représente cette organisation dans le monde musulman?
Le conseil rassemble des hauts dignitaires du monde entier, y compris chiite à l’instar du libanais, Sayyed Ali bin Mohamad El-Amine. C’est une assemblée qui a été créée en 2014 en réponse au terrorisme islamiste et pour faire face au Conseil des savants musulmans, émanation des Frères musulmans. Cela se ressent bien au niveau de la terminologie: on oppose les sages aux savants. Cela ne veut pas dire que les sages ne sont pas des savants – Ahmad al-Tayyeb est un savant, mais on considère que les sciences peuvent être instrumentalisées par le politique et servir la violence ou l’extrémisme. A contrario, la sagesse, par définition, est vertueuse. Les sages font le choix du juste milieu, et parlent volontiers de tolérance, l’extrémisme étant l’ennemi. Celui qu’il faut combattre, c’est celui qui exclut.
Par ce conseil, dans la mesure où le cheikh Ahmad al-Tayyeb en est le président, al-Azhar veut aussi exercer une influence en dehors de l’Egypte et diffuser sa vision de l’islam. C’est la grande problématique de la communauté musulmane – qui n’a pas de «pape» – qui se pose à al-Azhar: comment al-Azhar peut-elle redevenir ce phare du monde sunnite que l’université était jadis? Aujourd’hui, l’impact d’al-Azhar a considérablement diminué, mais il est certain que par ces initiatives heureuses, Ahmad al-Tayyeb contribue à redonner une plus grande visibilité à l’université dans le monde sunnite et l’inscrit dans un cadre ambitieux d’ouverture aux autres.
«Avec Bahreïn, on comprend que la rencontre d’Abou Dabi était décisive mais qu’elle n’était justement pas définitive.»
Le pape François a multiplié les rencontres interreligieuses ces dernières années. À Bahreïn, peut-on craindre d’entendre les mêmes discours et, au final, nous en lasser?
Je crois que la rencontre d’Abou Dabi de 2019 et le Document sur la Fraternité humaine qui en a découlé représentent un moment absolument décisif. Jamais auparavant un pape et un haut dignitaire musulman ne s’étaient rencontrés pour signer ensemble un texte. Cette déclaration est un tournant historique et je ne suis pas de ceux qui considèrent qu’il ne s’agit que de belles paroles ou de déclarations de principe. C’est un moment historique décisif qui annonce une ère nouvelle dans le dialogue entre l’islam et le catholicisme. Avec Bahreïn, on comprend que la rencontre d’Abou Dabi était décisive mais qu’elle n’était justement pas définitive. Le dialogue ne peut que se poursuivre et s’approfondir. Rien n’est définitivement acquis. Mais tout commence d’une manière nouvelle. On ne s’en rend pas toujours compte, et c’est l’histoire qui nous donnera à voir ce qui peut nous sembler aujourd’hui qu’une actualité parmi d’autres.
Le document d’Abou Dabi a-t-il déjà eu des répercussions concrètes?
Le pape François et le Grand Imam ont invité leur communauté respective à travailler ce document. Et j’ai pu moi-même constater que des intellectuels de deux côtés s’en sont saisis. Les centres de formation ont aussi consacré des séances à l’étude de ce document. Des travaux ont donné lieu à des publications spéciales, dans le monde arabophone notamment, à des colloques, à des conférences. Le document est en quelque sorte un point de référence pour des réflexions qui peuvent donner lieu à des débats intenses. Cela a mis du temps, mais je vois qu’il est de plus en plus souvent cité, tant par les acteurs musulmans que chrétiens dans le monde entier et que les regards théologiques de part et d’autre en sont pour partie transformés.
«Mais je vois qu’il [le Document sur la Fraternité] est de plus en plus souvent cité, tant par les acteurs musulmans que chrétiens dans le monde entier.»
Par exemple?
La question du «pluralisme et de la diversité religieuse» a suscité des débats aussi bien chez les théologiens catholiques que chez les musulmans. Dans le document d’Abou Dabi, le pluralisme est reconnu dans sa dimension providentielle. Il est «une sage volonté divine par laquelle Dieu a créé les êtres humains». Cette expression choisie fait allusion à un verset coranique – «Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté» (Coran 48, 5). Jamais l’Église, au niveau du magistère, ne s’était prononcée dans cette perspective. Ce document ouvre donc la voix à une possibilité de débats théologiques chez les catholiques et oblige à une approche renouvelée de la diversité religieuse. De même, chez les musulmans, il contribue à faire bouger des lignes. Par exemple, al-Tayyeb considère que le véritable ennemi de l’humanité, ce ne sont pas les autres religions, mais l’athéisme. C’est lui, selon l’imam, qui est la véritable source de la violence. Les discours qu’il tient à al-Azhar vont dans ce sens: l’athéisme est dangereux, il faut donc le combattre. Dans cette perspective, il invitait les religions à s’entendre pour mener cette lutte.
François n’est pas entré dans cette logique…
Justement non, et nous voyons même dans la déclaration finale que leurs échanges ont conduit à une inflexion d’al-Azhar puisque le texte rappelle que même ceux qui ne sont pas croyants font partie de ce projet de fraternité humaine. Voilà donc quelques exemples qui montrent que ces déclarations communes et ces rencontres ne se réduisent pas à de belles paroles à partir d’un dénominateur commun qui serait une sorte de consensus a minima. Au contraire, ils témoignent d’un processus d’échange, d’écoute réelle de l’autre qui aboutit à quelques avancées originales et exigeantes de parts et d’autres.
Observez-vous une forme de ruissellement de ce «dialogue au sommet» sur la vie des communautés de base?
J’observe qu’il y a une réelle volonté du côté d’al-Azhar pour faire connaître ce document. À la Foire internationale du livre au Caire de janvier 2022 où l’on comptabilise des centaines de milliers de visiteurs, le stand de l’université d’al-Azhar, le plus grand de tous, avait dédié une table à la publication d’un colloque qui a eu lieu à l’université sur ce document. On pouvait voir un tableau avec l’image du cheikh d’al-Azhar et du pape François se regardant l’un et l’autre avec amitié. C’est un signe d’une volonté indéniable à ne pas en rester à un coup médiatique. Cependant, dans la vie quotidienne, l’appropriation communautaire du document reste encore lente.
«Ce Document sur la Fraternité fait autorité pour les catholiques mais non pour les coptes orthodoxes qui ne reconnaissent pas le pape François.»
Est-ce une question de temps?
Sans doute. Mais pas seulement. En Égypte, l’Église est orthodoxe et il n’existe parmi les chrétiens qu’une infime minorité de catholiques. Ce Document sur la Fraternité fait autorité pour les catholiques mais non pour les coptes orthodoxes qui ne reconnaissent pas le pape François.
Presque dix ans après l’arrivée du pape François sur le trône de Pierre, quels sont les points saillants que vous retirez de son action vis-à-vis du monde musulman?
Ce Document sur la Fraternité humaine a été produit au terme d’une décennie qui a vu le terrorisme et la violence religieuse faire couler le sang de milliers de personnes sur bien des territoires. Au nom de Dieu, on a volé, crucifié, tué. Ce document est une réponse de l’Église catholique et de l’université d’al-Azhar à ces pages noires d’un début de siècle tragique. La réponse se veut humaniste mais pas seulement: elle est aussi théologique car les arguments des extrémistes ont été de cette nature. Pour déconstruire la violence religieuse, il faut donc repartir de la théologie, et donc de Dieu. L’humanisme seul ne suffit pas.
Et sur ce point, il est clair que ce Document sur la Fraternité humaine et l’action du pape François en général dans le monde musulman s’inscrivent dans la continuité du pontificat de Benoît XVI. Je dirais même plus: François s’inscrit dans la continuité des aspects théologiques les plus forts de la conférence de Ratisbonne de 2006 qui avait pourtant suscité bien des réactions hostiles dans le monde musulman. Je m’explique: le discours de Benoît XVI, au-delà du paragraphe d’introduction qui avait embrasé le monde musulman par une citation très maladroite et malvenue, expliquait que le dialogue devait se fonder à partir de Dieu. Il s’agissait de montrer que Dieu est incompatible avec la violence. C’est exactement ce que dit le pape François lorsqu’il parle de «l’islam authentique».
Car pour le pape, ce qui fait l’authenticité d’une religion, c’est sa capacité à renoncer à la violence qui est dans l’homme, au nom de Dieu. Une religion est authentique dans tout ce qui contribue au nom de Dieu à transformer la violence humaine pour construire la paix, l’entente, et finalement ce que les chrétiens appellent «le royaume de Dieu». Dans cette perspective, non seulement un dialogue théologique est possible, mais il est nécessaire. Et il ne peut que s’approfondir. D’où l’intérêt de ce nouveau forum. (cath.ch/imedia/hl/bh)
Emmanuel Pisani
Né en 1972 en France, le frère dominicain, Emmanuel Pisani est un islamologue, docteur en philosophie (université de Lyon III), docteur de théologie (UCLy), titulaire d’une licence canonique de théologie, d’un certificat d’islamologie (P.I.S.A.I.), d’un DEA de sciences politiques (IEP. Bordeaux). Il est Maître de conférences au Theologicum, où il dirige l’ISTR. Il a reçu le prix Mohammed Arkoun de la thèse d’islamologie. Il est entré en 2000 dans l’Ordre des Prêcheurs. BH
Un pape au Bahreïn pour la première fois
C’est la première fois qu’un Souverain pontife se rendra au Bahreïn, pays insulaire d’Arabie qui compte 1,2 million d’habitants. Si l’islam y est religion d’Etat, avec une population musulmane à 81%, les 9% de chrétiens, dont 90’000 catholiques, bénéficient d’une reconnaissance certaine – contrairement à d’autres pays du Golfe persique où ils ne sont que tolérés. Signe de cette ouverture: en décembre 2021, la cathédrale Notre-Dame d’Arabie a été officiellement inaugurée dans la ville d’Awali. VN
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