Ses disciples sont condamnés et poussés à l’exil. Sa ferme et tous ses biens sont brûlés. Son terrain est «maudit» et il est interdit de l’exploiter ou de construire dessus. Pendant 200 ans, l’interdiction sera respectée.
Sur la colline du condamné, une «colonne de la honte» est érigée pour dissuader les gens de suivre son exemple. 50 ans plus tard cependant, la colonne est enlevée et les «disciples de Schmidli» encore en vie sont réhabilités et retrouvent leur droit de cité. L’histoire tombe alors dans l’oubli.
Elle ressort aujourd’hui avec un film et un livre. Le documentaire Der letzte Ketzer [le dernier hérétique], sorti en 2022, raconte sa vie, d’après les recherches des historiens Gregor Emmenegger et David Neuhold, et du politicien Anton Schwingruber.
A travers l’étude de ce procès pour hérésie très tardif, Gregor Emmenegger, professeur d’Histoire de l’Église à l’Université de Fribourg, met en évidence des rapports Église-État quasiment symbiotiques. La situation politico-religieuse est très complexe: entre cantons protestants et catholiques se profile une tension constante.
Du côté catholique, certains veulent se démarquer de Rome. Du côté protestant, on se méfie des courants piétistes, avec lesquels le catholique Schmidli avait aussi entretenu des relations. Face à l’arrivée du mouvement des Lumières, certains restent attachés aux valeurs traditionnelles tandis que d’autres sont séduits et inspirés par les idées modernes, y compris dans des cantons catholiques comme Lucerne. Interview.
Cath.ch: Comment avez-vous découvert l’histoire de Jakob Schmidli?
Gregor Emmenegger: L’histoire de Jakob Schmidli s’est passée dans l’Entlebuch, dans le canton de Lucerne. J’ai grandi non loin de là et ma famille y habite. Je connais les lieux, comme le monastère de Werthenstein, où j’ai participé plusieurs fois à la messe dans ma jeunesse. Mais étonnamment, je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. C’est mon collègue David Neuhold qui, écrivant une habilitation sur la tolérance religieuse en 2018, est tombé sur ce Jakob Schmidli et est venu m’en parler. Mon collègue a également rencontré Anton Schwingruber, l’ancien président du conseil d’État lucernois, qui a officiellement demandé pardon aux descendants de Schmidli de la part de l’État, et qui a accepté de participer à notre film.
Pourquoi faire un film sur ce sujet?
Cela part plus largement d’un constat que faisons depuis quelque temps à l’université: les étudiants lisent beaucoup moins et achètent moins de livres qu’avant. Par contre, ils se cultivent et s’informent davantage par l’image et la vidéo. Alors pourquoi ne pas proposer des cours d’Histoire de l’Église sous forme de films. Comme nous avions moins de cours à l’université en 2020, pendant la pandémie, cela nous permis de concevoir des scripts. Nous avons commencé avec la thématique de la peste, puis autre sujet sur l’histoire de Noël.
Comment est venue l’idée de traiter l’histoire de Jakob Schmidli?
Depuis que j’avais entendu parler de cette histoire, j’avais en tête d’en faire un cours filmé. Alors j’ai commencé à écrire un scénario sur le sujet. Il y avait tellement à dire que je suis arrivé à 50 pages. Pour l’équipe de tournage, – dont certains membres ont été mes étudiants –, c’était beaucoup trop d’informations. Nous sommes partis sur l’idée de faire un documentaire, en limitant les interventions d’acteurs, mais ils m’ont demandé de résumer tout ce que j’avais écrit en trois phrases. Eux et moi, nous avons beaucoup souffert dans ce projet… [rires]
«Comme historien, il est plus intéressant d’étudier la réception de l’histoire de Schmidli que son procès en tant que tel.»
Gregor Emmenegger
Qu’est-ce que vous n’avez pas pu développer dans le film?
Il y a toute la question de la réception de l’événement. A Zurich, par exemple, au moment même où se tenait le procès, des maisons d’éditions ont commencé déjà à imprimer des fascicules sur Jakob Schmidli, pour illustrer la dureté et la criminalité de l’Église catholique. Comme historien, je trouve même plus intéressant d’étudier sa réception que l’histoire même de Schmidli. Mais pour le film, c’est évidemment plus captivant de mettre en scène les personnages qui ont joué un rôle dans la mise à mort de ce «dernier hérétique». C’est pour cela que j’ai publié un livre en parallèle du film, afin d’aborder ces diverses questions.
Pourquoi cette question de la réception est-elle si intéressante?
Parce qu’il y a différentes manières de voir cette histoire. Il y a une vision protestante qui utilise cette histoire pour dénigrer l’Église catholique, mais aussi une vision anticléricale qui, à l’époque de Napoléon, fait référence à cette histoire pour illustrer comment la religion est mauvaise. Et cette piste dure encore de nos jours.
A vous entendre, l’Église est considérée comme coupable. Pourtant, en regardant le film, on constate que c’est l’État qui mène le procès et fait exécuter Schmidli.
Il faut d’abord préciser qu’à l’époque, à Lucerne, l’Église et l’État sont étroitement liés. Mais en y regardant de plus près, ce n’est pas si simple: durant le procès, deux avoyers [conseillers d’État de l’époque, ndlr.] sont en charge du dossier. D’abord, Johann Dürler, qui est conservateur, très catholique et très orienté vers Rome. Dürler veut protéger Schmidli. Mais ensuite, il y a Jost Hartmann, catholique plus moderne, inspiré par les Lumières, qui veut une Église nationale lucernoise, sur le modèle français d’avant la Révolution. Et surtout, il n’aime pas l’influence du Vatican. En condamnant Schmidli, il veut montrer à Rome que Lucerne est capable de s’occuper elle-même de ses hérétiques.
L’Église n’avait pas le droit de condamner quelqu’un à mort. Mais l’État devait le faire, s’il voulait maintenir la paix sociale».
Gregor Emmenegger
Cette situation met en scène un politicien conservateur plus indulgent qu’un politicien moderne…
Pour les politiciens de l’époque, l’Église n’a pas le droit de condamner quelqu’un à mort. Mais l’État doit le faire, s’il veut maintenir la paix sociale. A l’époque, la religion est un sujet incontournable. Aujourd’hui nous avons d’autres problèmes. Mais cette situation reste très actuelle: Par exemple, à quel point l’État doit-il intervenir contre ceux qui sont contre le vaccin anti-covid? À quel moment faut-il agir contre ceux qui sont contre la société, qui la quittent, et qui vivent parallèlement ou en marge? Comment faut-il agir contre des terroristes ou des néo-nazis?
Finalement, qu’a fait Jakob Schmidli pour mériter la mort?
Jakob Schmidli est resté catholique, c’est pour cela qu’il est resté si longtemps en vie.
Les problèmes viennent quand il commence à avoir des contacts avec les piétistes de Bâle et Berne, et qu’il assiste à leurs cultes. S’inspirant d’eux, il commence à faire des réunions de prières, mais sans prêtre. Il continue à respecter l’Église, mais il commence à s’occuper lui-même de la foi et, comme les piétistes, il souhaite avoir un accès direct avec le Christ.
La réception protestante présente un Schmidli qui était mauvais, alcoolique, qui courait les femmes, et qui, une fois converti, est devenu un protestant pur et dur, et très anticatholique. Côté catholique, on le décrit comme «toujours méchant». Pourtant, en parcourant les textes du procès, on voit un Schmidli toujours en quête de Dieu, qui reste catholique. Il s’est marié à l’église, a fréquenté la messe en famille et incite aussi ses amis à aller à la messe. Les bibles qu’il utilise pour ses rencontres sont des livres catholiques, traduit de l’allemand, qu’il a acheté à Lucerne.
Comment percevez-vous la réception actuelle de cette histoire?
Après avoir vu le film, plusieurs personnes nous ont fait des retours. Pour certains, l’affaire est très nuancée, et c’est ce que nous voulions démontrer. Pour d’autres, l’Église catholique est de toute façon coupable. Ou alors, quoi qu’on dise, c’est l’État qui est toujours coupable. En ce qui nous concerne, nous voulions montrer que Schmidli est un catholique moderne…
Pour Schmidli, la foi personnelle avec Dieu est au centre. L’Église, qui est autour, donne le cadre dans lequel on suit le Christ. Sa vision est très moderne, pour l’époque, où tout le monde était catholique.
Jakob Schmidli semble dépasser aussi la notion d’appartenance confessionnelle…
Cette question est aussi très intéressante et actuelle. Aujourd’hui, beaucoup de chrétiens ne font plus de différence s’ils sont catholique ou protestant. À la faculté de théologie catholique germanophone de Fribourg, beaucoup d’étudiants ne sont pas catholiques. Pour eux, la matière théologique à étudier passe avant l’appartenance confessionnelle.
«L’énergie que Schmidli a mis à vouloir connaître d’autres choses est remarquable, comme s’il disait: ‘Regardez ce que l’on peut apprendre chez les autres’.»
Gregor Emmenegger
Je trouve aussi intéressante la curiosité avec laquelle Schmidli entre dans une communauté piétiste à Bâle. Au début, ils ne savent pas quoi faire avec ce catholique et ne parlent pas ouvertement de leur foi. Ils enseignent le catéchisme officiel bâlois, mais petit à petit, ils commencent à prier ouvertement avec lui. L’énergie qu’il a mis à vouloir connaître d’autres choses est remarquable, comme s’il disait: «Regardez ce que l’on peut apprendre chez les autres».
Le qualificatif de ‘dernier hérétique’ n’est alors pas vraiment approprié?
Le jugement a été rendu sur la base de l’avis de quatre ecclésiastiques. L’un d’eux, un jésuite, l’a effectivement signalé: «Schmidli n’est pas un hérétique, parce qu’il est toujours sincère. Un hérétique sait que ce qu’il dit est faux mais continue à le défendre. Schmidli n’est certes pas théologien et assez faible sur le plan théologique, mais il est toujours sincère sur sa quête de Dieu. C’est pourquoi on ne peut pas le condamner.» Malheureusement, les trois autres experts étaient convaincus de la culpabilité de l’accusé et ne voyaient dans sa sincérité qu’une tromperie sournoise.
Mais a-t-il vraiment énoncé des doctrines erronées?
C’est difficile à dire. Il défend des éléments du protestantisme, comme le fait qu’il ne croit pas au purgatoire par exemple, mais ce sont plutôt des idées de Luther. Il souligne également l’importance de la Bible. Il discute aussi de la place des saints. Pour lui, ce sont des exemples de la foi, mais il dénonce la manière dont on les vénère à Lucerne, qui se rapproche pratiquement d’une «adoration de reliques». Même s’il n’a pas de formation théologique, il a un véritable «sensus fidelium» (sens de la vrai foi). Au lieu de «dernier hérétique», on devrait plutôt parler du «premier catholique moderne». (cath.ch/gr)
>>Le film complet en Suisse allemand, sur la SRF: https://www.srf.ch/play/tv/sternstunde-religion/video/der-letzte-ketzer—der-fall-jakob-schmidlin?urn=urn:srf:video:18085b67-f4cc-4fb8-8298-2dc48afacc31
Grégory Roth
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/lucerne-la-fin-tragique-de-jakob-schmidli-le-dernier-heretique/