Professeur Bujo: vers une approche africaine pour comprendre la grâce

L’Africain ne pense pas dans la catégorie occidentale de nature et de surnature; il n’y a pas pour lui une personne humaine naturelle et une autre surnaturelle, affirme le professeur Bénézet Bujo, spécialiste reconnu de la «théologie africaine».

Le professeur émérite de l’Université de Fribourg plaide pour qu’en Afrique, de la catéchèse des adultes, des enfants et des jeunes à l’enseignement dans les séminaires, on s’inspire de la religion traditionnelle africaine, qu’on a longtemps appelé péjorativement «animisme».

Dans son dernier ouvrage de plus de 300 pages, Elus en lui avant la fondation du monde – Une approche africaine pour comprendre la grâce (Schwabe Verlag, Bâle, 2022), le professeur Bujo explique qu’il existe bel et bien une manière africaine de comprendre la grâce. Et d’estimer qu’en Afrique subsaharienne, il est nécessaire de trouver une autre façon d’assimiler l’enseignement biblique, sans que cela ne porte atteinte à la foi chrétienne, tout en restant dans la rationalité africaine.  

Selon la conception africaine du «muntu» (la personne humaine), il y a trois dimensions dans la conception de la famille: les vivants, les morts et les non-encore-nés. Pouvez-vous nous expliquer cette conception tridimensionnelle? 
Bénézet Bujo: Le «muntu» (être humain) a une préexistence dans la pensée de Dieu, et est déjà dès cet instant une personne humaine. Non-encore-né, il est ensuite envoyé par Dieu à travers les ancêtres parmi les vivants. On retrouve déjà une conception similaire dans l’Ancien Testament, chez le prophète Jérémie (Jérémie 1,5): «Avant même de te modeler au ventre maternel, je t’ai connu; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré».
Notre préexistence étant enracinée en Dieu, tout ce qu’est l’homme («muntu») est déjà don du Créateur sans qu’on puisse recourir au moment naturel et surnaturel. Il n’y a pas lieu de parler de profane et de sacré. Toute la vie du «muntu» est une grâce que Dieu donne et continue à guider pour que l’homme continue d’achever et de mener à sa plénitude ce qui lui a été octroyé depuis sa préexistence.

Est-on prêt, à Rome, à entendre la revendication d’une évangélisation contemporaine efficace à partir des prémisses de la rationalité africaine et en tenant compte de la religion traditionnelle africaine, qui ne disparaît pas simplement avec le baptême?
C’est toute la problématique de l’inculturation. Il faut accepter que la pensée théologique ne soit pas la Révélation, mais c’est une approche pour comprendre la Révélation. On peut avoir plusieurs approches: l’occidentale, l’orientale, l’africaine… Pourquoi les Africains ne pourraient-ils pas avoir leur approche à partir de leur culture et de leur conception religieuse?

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Déjà dans Nostra aetate [la déclaration du Concile Vatican II sur les relations de l’Église catholique avec les religions non chrétiennes – judaïsme, islam, bouddhisme, hindouisme et autres religions, ndlr], on parle du dialogue que le christianisme doit mener avec les religions non chrétiennes, même si la Religion Traditionnelle Africaine n’est pas citée explicitement. Mais la Déclaration n’a nullement exclu la possibilité de dialoguer avec cette religion.

Vous écrivez que les missionnaires, dans l’histoire de l’évangélisation de l’Afrique, ont considéré la religion traditionnelle africaine comme objet de conversion et n’ont pas vu les valeurs positives qu’elle contenait…
A l’époque, tant les missionnaires que tout l’appareil colonial ne parlaient pas de religion traditionnelle africaine, mais «d’animisme». On refuse aujourd’hui ce qualificatif attribué par les Occidentaux. Si par exemple le «muntu» africain manifeste du respect envers certains éléments cosmiques (arbres, forêts, animaux, minerai, cours d’eau, etc.), il ne s’agit pas d’adorer ou de vénérer des divinités cachées en eux, mais de respecter la vie dont le Créateur les a dotés. 
De ce point de vue, la conception traditionnelle africaine a des affinités avec ce que l’on peut lire dans Le Livre de la Genèse (Genèse 1,2): «…le souffle de Dieu planait à la surface des eaux». Pour l’Africain, ce souffle divin du début de la Création demeure partout et a imprégné tous les éléments cosmiques, bref, tout l’univers. D’où le respect qu’on doit envers les êtres qui peuplent cet univers.

Pour la rationalité africaine, la question de «l’engendrement mutuel», de «l’enfantement mutuel», est cruciale. Pouvez-vous expliquer ce que cette dialectique signifie concrètement?
Cette expression signifie que le bien que je fais à l’autre fait qu’il devient une autre personne, et qu’en retour moi aussi je deviens autre. Cet enfantement mutuel n’est pas biologique, il est holistique, et également cosmique. Cela a ainsi des conséquences même pour l’éthique écologique, car cet engendrement concerne tout autant les éléments de la nature. Quand quelqu’un taille un arbre pour qu’il se développe mieux, cela fait du bien à l’arbre, mais fait également prospérer celui qui le taille. Il se réjouit du travail bien fait et dort satisfait. Un travail bien fait l’épanouit.

«Il est nécessaire d’écrire un catéchisme ancré dans la tradition africaine»

On peut encore illustrer la question d’engendrement et d’enfantement mutuel par un autre exemple plus parlant. Ainsi, dans un diocèse, s’il arrive que le prêtre ne soit pas «engendré» par ses fidèles, il dépérit, il devient malade. De même, les fidèles qui ne se sentent pas portés par leur prêtre ne peuvent pas construire une communauté humainement et chrétiennement épanouie. En ce qui concerne l’évêque, il est, bien entendu, le père du diocèse, mais inversement, il est également l’enfant de ses fidèles. S’il n’est pas «engendré» par ces derniers, son apostolat sera stérile. Il mettra ses co-diocésains mal à l’aise. Lui-même pourra être atteint dans sa santé au sens holistique du terme, s’il n’est pas accepté. Ce n’est pas seulement une atteinte au plan spirituel.
Cette rationalité est importante pour comprendre la notion de grâce, comme je l’explique dans mon livre. En effet, c’est dans la mesure où nous nous donnons mutuellement la vie au sens africain que nous contribuons à l’épanouissement de la grâce les uns pour les autres et les uns dans les autres, afin d’atteindre la plénitude de Dieu vers qui toute notre existence doit tendre.

Cette compréhension du monde n’est pas enseignée dans les séminaires…
Ce n’est pas seulement le programme d’enseignement dans les séminaires qui est en cause. Dans le curriculum, il n’y a pas de place proprement dite pour la religion traditionnelle africaine. En fait, comme nous l’avons indiqué plus haut, il faut commencer dès le début, avec la catéchèse des enfants et des jeunes, à promouvoir un christianisme africain.

«L’Afrique est souvent en méconnaissance de ses richesses culturelles et ancestrales»

Il est aussi nécessaire d’écrire un catéchisme ancré dans la tradition africaine. Citons par exemple la question des «rémanences» du péché, une vision occidentale qui suggère que tout n’est pas complètement pardonné et qu’il reste des taches qui troublent les relations entre Dieu et l’homme (voir entre autres le Catéchisme de l’Eglise Catholique, nos 1472 et 1473). Il est dès lors difficile de faire comprendre au «muntu» africain que Dieu n’est pas rancunier, alors que la pratique africaine consiste dans la remise totale de la faute une fois que tout, souvent au cours de la palabre appelée gacaca (en kinyarwanda) et baraza (en kiswahili), a été sincèrement avoué et réparé suivant les rites ad hoc. Ainsi le «muntu» africain, par ailleurs, a particulièrement de la peine à comprendre la notion de péché originel se transmettant de génération en génération.

Le clergé africain, héritier de l’évangélisation de l’époque coloniale et essentiellement formé selon les critères de l’Eglise occidentale – qui pense que sa vision est universelle – est-il prêt dans la majorité à se remettre en question et à penser à partir de la rationalité africaine?
La situation est toujours actuelle. Nous l’avons déjà souligné: le programme de formation du clergé imposé dans les séminaires s’appuie encore sur l’approche occidentale pour l’enseignement de la philosophie et de la théologie. Ceux qui vont étudier à Rome, Paris ou Louvain ou ailleurs aux USA, au Canada, etc. reviennent au pays avec cette conception. L’Occident forme les «chevaux de Troie» qui détruisent la culture africaine. C’est le moment de rappeler cet avertissement connu du prêtre Laocoon aux Troyens, ses compatriotes: «Timeo Danaos et dona ferentes» («Je crains les Grecs, même quand ils apportent des présents»).
En considération de ce que vit l’Afrique actuellement, souvent en méconnaissance de ses richesses culturelles et ancestrales, le but de notre essai dans ce nouvel ouvrage, est d’inciter à promouvoir une théologie de la grâce qui soit à même d’évangéliser l’Afrique subsaharienne en profondeur, afin de ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ» (Ep. 1,10). (cath.ch/be)

Un théologien fidèle à ses racines
Le professeur Bénézet Bujo, prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), fut le premier professeur invité pour lancer l’enseignement de la «Theologie interkulturell» à l’Université Goethe de Francfort. Ce spécialiste de la «théologie africaine» a également introduit cette matière à l’Université de Fribourg. Il affirme haut et fort qu’il existe bel et bien une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ.
Professeur émérite de l’Université de Fribourg où il a enseigné la théologie morale, l’éthique sociale et la théologie africaine, Bénézet Bujo avait été auparavant professeur à la Faculté de Théologie de Kinshasa et professeur invité dans de nombreuses institutions. Il est notamment, outre des écrits en swahili, auteur des publications suivantes: Afrikanische Theologie in ihrem gesellschaftlichen KontextDie ethische Dimension der GemeinschaftWider den Universalanspruch westlicher MoralIntroduction à la théologie africaineLe Credo de l’Eglise en dialogue avec les cultures – Existe-t-il une manière africaine de croire au Dieu de Jésus Christ ?; La vision africaine du monde; pour un enseignement social de l’Eglise sans loi naturelle, et tout récemment «Elus en lui avant la fondation du monde – Une approche africaine pour comprendre la grâce». BE

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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