Alors que le pape François s’est situé dans la filiation de Jean XXIII en le canonisant et en prônant lui aussi un aggiornamento de l’Église, le Père Moulinet revient aussi sur l’héritage du Concile Vatican II que continue d’infuser le processus synodal actuel.
Le pape François a déclaré qu’un concile met 100 ans à être assimilé. 60 ans après, le Concile Vatican II a-t-il été assimilé? Quels thèmes restent à approfondir?
Père Daniel Moulinet: Je crois qu’il a été pleinement assimilé sur de nombreux points: au niveau de la liturgie, par exemple, la question de la participation pleinement active et consciente des fidèles a été assimilée par la majorité du peuple chrétien. La place de l’Écriture sainte est aujourd’hui une chose pleinement acquise. On ne conçoit plus la structure d’un sacrement, sa célébration, sans qu’il y ait l’intervention de la Parole de Dieu. Autrefois, ce n’était pas forcément le cas. L’eucharistie est maintenant pensée comme un «tout», il n’y a plus cette dissociation entre ce que l’on appelait «l’avant-messe», et la consécration. La Parole de Dieu a pris toute sa place.
Sur le plan de l’ecclésiologie, de nombreux aspects ont été bien intégrés. On a vu notamment apparaître la notion de «presbyterium" autour de l’évêque dans chaque diocèse, les prêtres en ont beaucoup plus conscience qu’autrefois. Mais il y a toujours des choses à explorer. L’écoute des fidèles par les prêtres est à approfondir. Certains clercs demeurent réticents, mais l’Esprit Saint parle aussi à travers les laïcs, comme le rappelle le Concile.
Quels avaient été les signes précurseurs du Concile? Peut-on dire que Pie XII avait pressenti la nécessité de changements?
Sur le plan liturgique, le pape Pie XII avait ouvert la voie à d’importants changements dès son encyclique de 1947 Mediator Dei, qui mettait en pratique une autre encyclique de 1943, Mystici Corporis Christi. L’enjeu était de penser l’Église comme un corps et d’appliquer cette vision à la liturgie. Chaque fidèle devient ainsi le membre d’un corps: on ne peut plus dire alors que le prêtre célèbre la messe, et que les fidèles se contentent d’y assister, comme au théâtre.
«Pie XII a fait avancer les choses, et Jean XXIII a amplifié le mouvement amorcé par son prédécesseur.»
Pie XII avait aussi permis l’édition de lectionnaires avec la traduction en langue locale, par exemple des éditions bilingues latin-français, dès les années 1950. Dans certains pays, comme l’Allemagne ou la Chine, il était possible de célébrer la messe dans la langue locale avant le Concile Vatican II. Ce n’était pas le cas en France, mais pour la célébration des sacrements, il était possible d’utiliser la langue parlée, à condition de garder la formulation sacramentelle en tant que telle en latin.
On a l’impression que tout a commencé avec Vatican II, mais ce n’est pas exact, il y a eu beaucoup de transformations auparavant. On peut aussi penser au rétablissement de la Vigile pascale, en 1954. Sans le pontificat de Pie XII, le Concile n’aurait pas eu le même point de départ, il serait parti de beaucoup plus loin. Pie XII a fait avancer les choses, et Jean XXIII a amplifié le mouvement amorcé par son prédécesseur.
Les traditionalistes reprochent souvent au Concile Vatican II d’avoir contribué à la crise identitaire traversée par le catholicisme à partir des années 1970. Mais peut-on penser, au contraire, que cette crise aurait pu être encore plus violente s’il n’y avait pas eu le Concile?
Peut-être que oui, dans la mesure où le choc avec la modernité aurait pu être encore plus frontal. Mais en réalité, les choses bougeaient depuis longtemps. L’année 1965, celle de la conclusion du Concile, peut être considérée comme un accélérateur, mais pas comme un point de départ.
Il y a eu en réalité deux temps dans la réception du Concile. Dans les années 1965-68, on ne se posait pas trop de questions, on pensait que l’assimilation se ferait naturellement. Par exemple, les groupes d’Action catholique travaillaient beaucoup sur Gaudium et Spes. Mais la mise en application a peut-être été un peu trop fonctionnaliste et réductrice.
Nous avons par exemple mis en place le conseil presbytéral avec une logique, en quelque sorte, «démocratique», en faisant en sorte que chaque catégorie de prêtres soit représentée au sein de cette instance: les prêtres ouvriers, les prêtres enseignants, les aumôniers d’Action catholique, etc… On a fait de savants dosages dans les diocèses, mais cette logique était peut-être trop axée sur une adaptation au mode de fonctionnement de la société, sans aller au fond des choses. On a commencé par la surface, en manquant d’ancrage spirituel.
Devant les difficultés et les divisions qui ont marqué la deuxième phase de son pontificat, Paul VI avait-il un sentiment d’échec face à la mise en application du Concile Vatican II, ou avait-il, au contraire, conscience de la lenteur de ce processus historique?
Paul VI, qui était un homme très sensible, a pris de plein fouet cette crise de l’Église et il en a souffert. Mais un retournement s’est opéré à partir de l’Année Sainte de 1975. L’organisation de ce Jubilé avait suscité le scepticisme de ceux qui prônaient une «pastorale de l’enfouissement». Cependant, le succès de cette Année Sainte a changé la donne. Ces grands rassemblements ont rappelé l’importance de la religiosité populaire, alors qu’après le Concile, certains clercs l’avaient disqualifiée en ne souhaitant accueillir que des chrétiens «conscients», avec une foi plus intellectuelle et raisonnée. La réhabilitation de la piété populaire fut un fruit important de cette Année Sainte, et le pape François, aujourd’hui, insiste souvent sur l’importance de promouvoir ces formes de dévotion.
L’autre héritage important du Jubilé de 1975 fut la reconnaissance du Renouveau charismatique. Paul VI, poussé par le cardinal Suenens, primat de Belgique, a donné sa place aux charismatiques en les situant comme un facteur de rajeunissement de l’Église, offrant un nouvel élan. Les évêques français de l’époque, formés par l’Action catholique, étaient alors plus réticents, mais ils finiront par entrer en dialogue avec ce mouvement dans les années 1980, ce qui lui permettra de se structurer, tout en mettant fin à l’existence de certaines communautés peu régulées.
Le long pontificat de Jean-Paul II fait aujourd’hui l’objet de nombreuses lectures critiques, certains l’accusant d’avoir freiné le Concile, d’avoir verrouillé certaines évolutions. Mais est-ce lui faire un faux procès? A-t-il, au contraire, pleinement investi le Concile dans son magistère?
Je crois que son pontificat s’est situé pleinement dans la ligne du Concile, dont il avait été lui-même un acteur important. Par exemple, le chapitre sur l’athéisme dans Gaudium et Spes lui doit beaucoup. En tant que pape, il a tenu la ligne conciliaire, sur la liberté religieuse, sur l’œcuménisme, sur le dialogue avec les autres religions, face à ceux qui contestaient cette orientation.
Au niveau de l’ecclésiologie, Jean Paul II n’est pas revenu en arrière, tout au contraire. Il partageait pleinement cette ligne conciliaire. Aujourd’hui, les critiques sont surtout liées aux dérives de la Curie à la fin de son pontificat car sa santé ne lui permettait plus d’exercer une pleine autorité. Le même phénomène s’était produit à la fin du pontificat de Pie XII. Mais cela serait très réducteur de ne pointer que ces difficultés, car sur l’essentiel, ce fut un grand pontificat.
Le processus synodal actuel peut-il être considéré comme une façon de faire infuser le Concile dans la vie de l’Église?
Oui, je le crois, mais il faut encore découvrir le mode de fonctionnement synodal. Il ne s’agit pas simplement de faire un événement puis de rentrer à la maison. Je crois que l’avenir de notre Église passe par l’apostolat des laïcs, et donc leur formation spirituelle. Si l’on veut que tout le monde participe à la vie de l’Église, il faut donner de l’importance à une formation qui permette à chaque chrétien de faire une expérience de la rencontre personnelle du Christ Jésus. C’est en ayant fait cette expérience, avec l’aide de l’Esprit Saint, que chacun pourra trouver la sensibilité pour faire partie de l’Église et tenir sa place dans sa construction. Le pape a raison de parler de «disciples missionnaires», mais cela suppose d’être d’abord disciple, c’est-à-dire d’écouter le Christ Jésus, de se laisser enseigner. Il faut que les mots aient un sens.
Il faut donc aussi que la communauté chrétienne ait une vraie conscience communautaire et fraternelle, que l’on se porte les uns les autres. Chaque paroisse doit aussi assumer la dimension de diaconie, de service des pauvres, qui est aussi importante que la liturgie et la célébration. Le rapport personnel au Christ Jésus et le rapport fraternel au sein de la communauté chrétienne, je crois que ce sont des préalables pour que la vie synodale change petit à petit la vie de l’Église, et qu’elle soit ajustée à ce que le Seigneur demande.
«Il faut encore découvrir le mode de fonctionnement synodal. Il ne s’agit pas simplement de faire un événement puis de rentrer à la maison.»
Pensez-vous qu’il soit possible de réunir un Concile Vatican III?
Réunir aujourd’hui un Concile Vatican III semble impossible. Lors du Concile Vatican II, tous les évêques avaient été formés dans le même moule théologique européen. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, avec la mondialisation, l’Europe n’est plus le centre du monde. Alors peut-être que ces synodes continentaux ont montré la voie d’un Concile décentralisé, avec des textes courts diffusés à partir de Rome, mais ensuite, une adaptation serait à trouver selon les continents et les pays. (cath.ch/imedia/cv/bh)
I.MEDIA
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/60-ans-de-vatican-ii-comment-leglise-poursuit-son-aggiornamento/