Le départ de Bruno Jeudy était prévisible dans le climat houleux qui régnait depuis des mois au sein du groupe Lagardère, affirme la presse française. La brouille entre la rédaction de Paris Match et la direction a culminé début juillet 2022 avec la parution en Une d’un article passablement élogieux sur le cardinal guinéen Robert Sarah.
La rédaction s’était opposée à une telle mise en avant de l’ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin, un prélat réputé ultraconservateur, souvent opposé au pape François. La rédaction avait également argumenté son refus par le fait que le cardinal n’était pas une figure connue en France. Or, la direction du groupe média avait passé outre l’avis de la rédaction et imposé la publication de la photo en Une.
Derrière cette manœuvre, se profilait l’ombre de Vincent Bolloré, patron du groupe Vivendi, qui a racheté Lagardère en 2021. Ce magnat de la presse française, qui revendique sa foi catholique, est accusé de promouvoir au sein de son empire médiatique ses convictions conservatrices.
C’est par son influence que le cardinal Sarah aurait bénéficié des honneurs de Paris Match. Une démarche qualifiée «d’ingérence» par la rédaction et la société des journalistes de l’hebdomadaire. Cette dernière disait espérer, dans un communiqué, que l’épisode «ne signe pas un virage éditorial mettant en cause notre indépendance». La mise à l’écart de Bruno Jeudy semble démontrer que la direction et la rédaction de Paris Match n’ont pas réussi à régler leurs divergences de vue.
Elle a aussi cristallisé les préoccupations de nombreux observateurs des médias et de la politique quant à l’influence de Vincent Bolloré sur le paysage médiatique français. Les programmes des canaux détenus par Vivendi offrent en effet depuis plusieurs années une tribune bienveillante à des intervenants situés très à droite de l’échiquier politique. Des études ont observé sur les trois chaînes de télévision gratuites du groupe (C8, C-Star et CNews) une importante augmentation du temps de parole de la droite, et surtout de l’extrême droite (particulièrement sur CNews).
L’économiste et spécialiste des médias Julia Cagé qualifie l’interventionnisme de Vincent Bolloré de «direct». «Cela ne veut pas dire que les autres (magnats de la presse, ndlr) n’interviennent pas ou qu’il n’y a pas parfois des consignes en termes de ligne éditoriale mais, chez Bolloré, cela s’est fait à une autre échelle, soulignait-elle à l’AFP en février 2022. Il a poussé tout ce qu’on pouvait craindre comme dérives liées à l’actionnariat des médias entre les mains de milliardaires – censure, autocensure – avec une violence inconnue jusque-là dans le secteur des médias en France, avec des journalistes licenciés et un climat de peur instauré».
L’affaire de Paris Match est en tout cas emblématique de la volonté de Vincent Bolloré de faire revenir le thème du religieux dans le paysage médiatique français. Un virage déjà pris depuis quelques années sur les chaînes de télévision, qui ont commencé à diffuser dès 2021 de nouvelles émissions religieuses ainsi que des messes en direct.
Ceci dans une vision conforme à la ligne général instillée par le grand patron. «Le christianisme y est essentiellement utilisé comme un repère identitaire», note La Croix. La ligne des émissions est «pieuse, conservatrice: les grands saints, les grandes fêtes…, observe le journal français. Surtout, il faut mettre à l’antenne ce dont l’Église d’aujourd’hui ‘n’ose plus parler’: les anges, le péché, l’Enfer, le Paradis…»
Les critiques notent que d’autres valeurs chrétiennes, telles que la fraternité, trouvent cependant difficilement leur place dans les programmes de Vincent Bolloré, qui stigmatisent à outrance l’immigration et l’islam. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a ainsi condamné en mars 2021 CNews à 200’000 euros d’amendes pour incitation à la haine. L’instance a considéré que la chaîne n’avait pas assuré «la maîtrise de l’antenne», alors qu’Eric Zemmour avait traité les mineurs étrangers de «voleurs», «assassins» et «violeurs». (cath.ch/ag/rz)
Raphaël Zbinden
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