Quand les femmes s’émancipaient au couvent

L’historienne lucernoise Esther Vorburger-Bossart s’est penchée sur la vie quotidienne dans les couvents féminins de Suisse. Elle a recueilli de nombreux témoignages des religieuses sur leur travail, souvent éprouvant, et sur leur vocation.

Eva Meienberg kath.ch / traduction adaptation Maurice Page

Comment en êtes-vous arrivée à faire des recherches sur les religieuses en Suisse?
Esther Vorburger-Bossart*: J’ai réalisé que la recherche sur les femmes et l’histoire de l’Église en Suisse ne tenait guère compte des communautés religieuses féminines. Un exemple: lorsque les cantons d’Argovie, de Thurgovie ou de Saint-Gall ont fêté leur bicentenaire (en 2015 NDLR), les histoires cantonales nouvellement rédigées ont certes pensé aux femmes – mais les religieuses ont été majoritairement oubliées.

«L’idéal d’abnégation des religieuses ne correspond pas aux idéaux féministes de la femme sûre d’elle-même».

Comment l’expliquez-vous?
C’est peut-être lié à l’idéal de désintéressement des religieuses, qui ne correspond pas aux idéaux féministes de la femme sûre d’elle-même. Dans les années 2000 encore, une exposition sur l’histoire de l’hôpital a été montée à St-Gall, sans mentionner les sœurs d’Ingenbohl. Pourtant, pendant plus de 100 ans, ce sont presque exclusivement des religieuses qui ont travaillé dans la santé.

Une soeur à la pouponnière de Nideruzwil (SG) vers 1935 | DR

Quel accès aux couvents de femmes avez-vous eu?
Souvent, les religieuses elles-mêmes ne trouvaient pas nécessaire de faire des recherches sur leurs activités, ni de les présenter. Et il existe déjà de nombreuses monographies sur l’histoire des couvents féminins. Mais je m’intéresse à l’histoire des mentalités au sein des congrégations, qui n’a guère été étudiée jusqu’ici.

Comment avez-vous travaillé?
Il faut une affinité particulière avec le sujet et avec les religieuses. Dans les archives privées des couvents, je ne peux en général pas simplement commander une boîte comme aux archives de l’État. J’ai de nombreux entretiens avec les femmes et je prends parfois un café avec elles. Au cours de mes nombreuses années de recherche, j’ai reçu un grand soutien de la part des religieuses dans tous les couvents.

A partir du milieu du 19e siècle, de nombreux couvents ont été fondés. Pourquoi?
L’Eglise catholique a recruté des femmes issues pour la plupart de la classe rurale agricole afin de pallier les conséquences de l’industrialisation: chômage, pauvreté, maladie. En contrepartie, on a promis aux femmes une formation et un chemin de vie plein de sens.

Les Ursulines à Porrentruy. Classe de Sr Antoinette Beuret, vers 1900. (Photo: Musée de l’Hôtel-Dieu, Porrentruy)

Comment l’Église a-t-elle procédé?
Elle a rendu possible des congrégations avec des vœux moins intransigeants, qui permettaient aux religieuses de travailler en dehors des murs du couvent. Ce qui n’était pas permis aux nonnes dans les monastères cloîtrés.

Ce mode de vie était aussi une possibilité pour les femmes issues de familles peu instruites de s’émanciper?
Dans les établissements d’enseignement des couvents, les filles recevaient une vaste éducation et, la plupart du temps, une formation professionnelle qui leur permettait de faire une carrière au sein des congrégations.

«Les femmes ont eu accès à l’éducation et à des fonctions de direction».

Du point de vue de l’histoire des femmes, il y a deux aspects principaux. Je vois un pas vers l’émancipation dans la mesure où les femmes ont eu accès à la formation, à des fonctions de direction dans les couvents et leurs stations extérieures. Avec la création des missions, les femmes ont même pu voyager dans des pays lointains et apprendre de nouvelles langues.

De l’autre côté, il existe aussi la thèse selon laquelle les congrégations auraient entravé une partie des femmes dans leur développement professionnel – mais cela devrait encore faire l’objet de recherches. Jusque dans les années 1970, de nombreuses femmes entraient au couvent pour des raisons professionnelles, afin de devenir par exemple infirmières. Jusqu’alors, cette profession était majoritairement exercée par des religieuses.

«De nombreuses sœurs m’ont parlé de leur expérience de la vocation religieuse».

Si les jeunes femmes entraient au couvent avant tout pour des raisons professionnelles, qu’en était-il de leur vocation?
Dans les interviews que j’ai menées, les sœurs ont peu parlé de questions de foi. Elles ont surtout parlé de leur vie professionnelle. En revanche, de nombreuses sœurs m’ont parlé de leur expérience de vocation religieuse. Certaines ont raconté qu’elles en avaient ressenti le désir lors de leur première communion. Quelques diaconesses du côté protestant ont raconté avoir ›entendu’ la voix de Jésus.

Jubilé des 50 ans de profession chez les soeurs d’Ingenbohl ern 2019 | DR

Vous parlez de différents types de religieuses. Pouvez-vous les décrire?
Les jeunes femmes qui sont entrées dans les années 1930 sont des filles pieuses souvent actives dans leur paroisse. La plupart viennent de familles nombreuses issues d’un milieu agricole. Elles ont été socialisées par le catholicisme et ont grandi avec le calendrier liturgique. Elles ont peut-être fait partie du ›Blauring’ (organisation de la jeunesse catholique NDLR) ou d’une congrégation mariale.
Elles ont peut-être une tante, une cousine, une sœur qui est déjà dans un couvent. Aux yeux de ces jeunes femmes, ces religieuses sont des modèles, elles sont imposantes, sûres d’elles et ont du charisme. La vie communautaire des religieuses, mais surtout leur pratique professionnelle, leur plaît.

Celles qui sont entrées dans les années 1950 forment une autre génération avec une autre typologie.
Ces femmes sont toujours pratiquantes, mais dans les années 1950, elles avaient déjà d’autres possibilités d’accéder à l’éducation et monde professionnel. C’était souvent le père qui remettait la sécurité économique de sa fille, la novice, directement sous la responsabilité de la Mère supérieure du couvent.

Le grand changement est venu ensuite avec le Concile Vatican II et le mouvement de 1968.
Une vague de départs a suivi – les femmes avaient beaucoup plus de possibilités professionnelles dans la société. Plus les filles qui entraient au couvent étaient éduquées, plus la structure interne s’effritait et la hiérarchie s’aplatissait. C’est surtout la notion d’obéissance qui a changé.

«Sous la devise «pour l’amour de Dieu», des milliers de femmes ont mis de côté leurs besoins personnels et ont travaillé dur».

Comment fonctionnaient les couvents?
Nous pensons peut-être que dans les couvents, il s’agit avant tout de prier. Mais il s’agissait tout autant d’offrir des services sociaux tels que des hôpitaux, des écoles et des foyers.
Sous la devise «pour l’amour de Dieu», des milliers de femmes ont mis de côté leurs besoins personnels et ont travaillé dur. Il n’était pas rare qu’elles travaillent presque 24 heures sur 24, sept jours sur sept – sans réelles vacances. Les religieuses ont fourni des efforts immenses.
Le système fonctionnait grâce aux règles qui organisaient la vie des grandes communautés féminines.

L’une de ces règles était l’interdiction d’avoir des préférences dans ses amitiés, c’est-à-dire une meilleure amie. Pourquoi cela?
Les sœurs devaient traiter toutes leurs consœurs de la même manière. Cela permettait une estime mutuelle continue au sein de la communauté.

Les congrégations ont aussi maintenu la pratique de la coulpe.
Une fois par semaine, les religieuses devaient faire part à leurs consœurs de leurs propres erreurs ou manquements. En règle générale, seules les fautes légères étaient confessées: par exemple, casser involontairement de la vaisselle en travaillant ou déchirer un drap déjà fin en faisant un lit.

Peut-on dire que les couvents avaient parfois des conditions inhumaines?
La charge de travail était énorme. Les femmes devaient être en bonne santé psychique et physique. Mais si elles parvenaient à travailler constamment sur elles-mêmes et à se décider toujours à nouveau pour la vie dans la communauté et leur conviction intérieure, alors la vie religieuse était un modèle de réussite.

«En renonçant, les femmes devenaient libres intérieurement».

Quels succès personnels ces femmes ont-elles pu ainsi obtenir?
Grâce à leur renoncement, elles sont devenues libres intérieurement. En travaillant au service des autres, leur vie était pleine de sens. J’ai entendu des histoires de souffrance personnelle, mais je n’ai jamais rencontré de sœur frustrée ou amère, mais plutôt des femmes pleines de vie et ouvertes. Car le travail difficile des sœurs s’inscrivait dans un contexte religieux et prenait ainsi tout son sens.

Les religieuses du corps enseignant de l’Académie Ste-Croix à Fribourg en 1926 | DR

Quel est le rôle des aumôniers?
Ils sont importants parce qu’ils administrent l’eucharistie. Ils entendent les confessions des religieuses. Ils vivent dans le couvent, mais dans des logements séparés. Souvent, les aumôniers sont également des religieux et font ce travail pour une durée déterminée. Autrefois, les aumôniers avaient souvent aussi une fonction de conseil, par exemple en matière de finances. Et les directeurs spirituels étaient et sont encore aujourd’hui en partie responsables de la formation des sœurs. (cath.ch/kath.ch/em/mp)

*L’historienne Esther Vorburger-Bossart travaille à l’Université de Lucerne. Elle est collaboratrice scientifique du projet du Fonds national suisse «Lebensgeschichten von Benediktinerinnen und Benediktinern». (histoires de vie des bénédictines et bénédictins)

Rédaction

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