Uber-leaks – quelles suites donner?

Des centaines de milliers de documents confidentiels d’Uber ont fuité et s’étalent progressivement sur la place publique. La presse et les réseaux en font leurs choux gras. Sans anticiper les conclusions d’enquêtes journalistiques sérieuses, il apparaît à ce stade que l’entreprise a utilisé une large palette de moyens – et c’est un euphémisme – pour envahir le monde et changer la donne du transport des personnes.

Il est clair aussi que ces moyens comprennent la soustraction de preuves à la justice et le lobbying outrancier, avec soupçons de corruption, dans plus d’un pays. Ces actions avaient pour objectif de faire changer le cadre réglementaire au nom de l’innovation et du progrès technologiques et de la sacro-sainte flexibilité. Mises bout à bout, les accusations sont graves et semblent relever de la pratique normale de l’entreprise – de son ‘business model’ – plutôt que de l’exception.

Le problème que pose cette situation est celui de la sanction «juste». Sans doute des procès vont fleurir et se terminer dans plusieurs années par des arrangements extra-judiciaires et peut-être quelques amendes, à l’instar de ce qui s’est passé après la crise financière de 2007/2008. Avec Uber, la situation est toutefois différente, parce que l’entreprise a bâti tout son développement sur ces pratiques. Ainsi, il est impossible aujourd’hui de savoir où en serait Uber si elle était restée dans les clous, peut-être l’entreprise aurait-elle coulé comme tant d’autres start-ups? Il est donc impossible de trouver la mesure et de lui enlever les «gains indus».

Justin Welby, l’actuel chef de l’Eglise anglicane, alors qu’il terminait ses études de théologie après plus de vingt ans de carrière dans les affaires, se demandait dans son mémoire si la notion éminemment morale de «péché» pouvait s’appliquer à l’entreprise. Le papier date de 1992 – le monde a changé, la question de savoir si l’entreprise est un acteur moral reste d’importance parce qu’elle renvoie aux limites de l’analogie entre personne physique et personne morale (société de capitaux notamment).

«Justin Welby conclut que l’entreprise qui commet un ‘péché social’ devrait pouvoir être démantelée»

L’auteur plaide pour pousser l’analogie jusqu’au point de reconnaître à l’entreprise une «conscience», donc, par extension la capacité de commettre des péchés, tout autant que des bonnes actions. En effet, il argumente pour montrer que les (grandes) entreprises, du fait de leur potentiel et des moyens mobilisés, deviennent des acteurs sociaux – pas seulement économiques – et ont donc une responsabilité morale qui dépasse la responsabilité personnelle des cadres directeurs. Cette lecture n’est pas celle du droit actuel.

Dans le cas d’Uber, le rôle sociétal et les bouleversements subséquents ne font pas de doute. Les moyens utilisés dépassent de loin le jeu concurrentiel classique puisqu’ils impliquent le politique. Justin Welby conclut son analyse en disant qu’à l’extrême, l’entreprise qui commet un «péché social», notamment en violant systématiquement les principes du «vivre ensemble», devrait pouvoir être démantelée par les pouvoirs publics afin d’être vendue en pièces détachées, à la fois pour l’empêcher de nuire à l’avenir et pour dédommager les victimes ou le trésor public. Il préconise cette solution au nom de la justice au sens moral, même si les employés et les actionnaires en seraient les victimes collatérales.

Le cas d’Uber – entreprise globale – devrait pousser les législateurs nationaux qui ont succombé aux chants de la sirène (sans vouloir entendre celui des klaxons) à chercher une réponse globale et fermer ainsi la porte aux arbitrages réglementaires qu’Uber va sans doute tenter. Cette recherche devra aborder la question – encore philosophique – de la responsabilité morale d’une grande entreprise qui utilise des moyens iniques pour parvenir à ses fins, même s’il en résulte à long terme une transformation durable et acceptée de la société. Le cas d’Uber viendrait ainsi jeter un pavé dans la mare du débat sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui hésite à aborder de front la question toujours ouverte de la responsabilité morale.

Paul H. Dembinski

13 juillet 2022

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