Eva Meienberg kath.ch / traduction adaptation
Qu’attendez-vous de la conférence de Lugano ?
Ivan Machuzhak*: J’observe une lassitude insidieuse face à la guerre. La conférence doit nous réveiller et nous montrer des moyens de faire face à la forme la moins civilisée de dispute, la guerre. Nous avons besoin d’une approche de ce qui n’est pas civilisé et qui est indigne de l’homme.
Les critiques jugent que le moment est prématuré pour une conférence sur la reconstruction, alors que les combats et les destructions continuent.
Il ne peut pas être trop tôt pour penser à l’avenir. Car il a commencé hier. Nous discutons encore de ce pour quoi les gens combattent et meurent sur le front.
«Il s’agit d’une perspective pour l’Ukraine, pour nous et finalement aussi pour la Russie».
Vous parlez d’une reconstruction idéale. Qu’en est-il de la reconstruction d’infrastructures?
Bien sûr, nous ne pouvons pas construire maintenant des routes qui seront ensuite détruites par les sbires de Poutine. Il s’agit plutôt d’une perspective pour l’Ukraine, pour nous et finalement aussi pour la Russie. Nous devons donner aux personnes de bonne volonté en Russie la chance de remodeler leur pays. Pour l’instant, la Russie est malheureusement un danger pour l’Ukraine, pour elle-même et pour le monde entier.
Quelle contribution la Suisse peut-elle apporter à la reconstruction?
La Suisse devrait gérer ses affaires de manière responsable. Elle a assez longtemps acheté les matières premières russes les yeux fermés. L’Occident aurait dû investir davantage dans des énergies plus respectueuses de l’environnement, il ne serait pas aussi dépendant de la Russie aujourd’hui. Et il aurait créé de meilleures bases pour notre monde et notre avenir. Mais pour cela, il faut de la clairvoyance. Le confort nous empêche, nous les humains, de voir au-delà de nos horizons, de voir plus loin.
«Les Ukrainiens ont dû se libérer de vieux schémas de pensée soviétiques».
L’Ukraine a déjà dû se reconstruire après sa sortie de l’Union soviétique. Le pays peut-il profiter de cette expérience pour l’avenir?
Les situations de départ sont différentes. Après avoir obtenu son indépendance, l’Ukraine était économiquement à terre et complètement dépendante du système soviétique. Les Ukrainiens étaient mentalement soviétiques. Ils ont dû se libérer des anciens schémas de pensée. L’Occident n’a pas facilité la tâche de l’Ukraine. Il a vendu les structures démocratiques de manière trop peu attrayante. C’est en partie la raison pour laquelle la Russie a dérivé vers des structures dictatoriales.
«La montée en puissance de la société civile a aidé».
Quels facteurs ont aidé l’Ukraine à se construire à l’époque ?
L’esprit d’entreprise qui avait survécu à l’époque soviétique, l’enracinement dans la tradition populaire éprise de liberté. Et la montée en puissance d’une société civile qui a accompagné la révolution orange de 2004 et la révolution de Maïdan de 2014. Ces révolutions ont mis en évidence le fait que la société dans son ensemble avait pris ses responsabilités, et non pas un parti ou une élite politique. En Ukraine, l’influence des oligarques a ainsi progressivement disparu.
Lors de la conférence de Lugano, des réformes fondamentales doivent être lancées, par exemple contre la corruption omniprésente?
C’est la condition préalable à la reconstruction. Si la Suisse considérait sa neutralité comme une objectif, elle pourrait veiller, grâce à son savoir-faire en matière de gestion administrative, à ce que les biens de secours arrivent au bon endroit. En outre, elle pourrait former et perfectionner les 50’000 personnes qui ont fui en Suisse, afin qu’elles puissent utiliser la formation qu’elles ont acquise en Ukraine pour la reconstruction.
Avez-vous un exemple?
J’aide régulièrement sœur Ariane de l’association Incontro à Zurich à distribuer des repas. J’y rencontre à chaque fois un réfugié ukrainien. L’homme a environ 60 ans et a travaillé toute sa vie comme cardiologue. Il connaît la Suisse pour y avoir participé à des congrès médicaux, où il a transmis son savoir et appris de nouvelles choses. Aujourd’hui, il fait la queue en tant que réfugié et attend la distribution de nourriture. Il n’a pas le droit de travailler, car ses diplômes ne sont pas reconnus en Suisse. Je souhaite que la politique mène une réflexion critique à ce sujet. Le médecin pourrait suivre une formation continue en Suisse et être embauché ici – et apporter plus tard ses connaissances en Ukraine pour la reconstruction. L’éducation est un énorme potentiel pour la reconstruction de l’Ukraine.
«La promotion des femmes conduit à un renforcement de la société».
La plupart des personnes ayant fui en Suisse sont des femmes avec leurs enfants, de quoi ont-elles besoin ?
Les femmes en particulier doivent être encouragées et formées afin qu’elles puissent participer au processus politique. La promotion des femmes conduit à un renforcement de la société. Regardez le Kremlin: Il n’y a que des hommes belliqueux autour de la table.
Quel est le rôle des Eglises en Ukraine?
L’Eglise gréco-catholique ukrainienne a été la première à promouvoir des structures de la société civile: Associations de jeunes, journaux, clubs, Caritas, universités, associations professionnelles. A l’étranger, ce sont ces communautés, nées à côté de l’Eglise, qui ont commencé à organiser l’aide dès le début de la guerre. On remarque la puissance de telles structures au fait que Poutine a immédiatement interdit toutes les organisations non gouvernementales en Russie.
«Les Eglises sont importantes pour la réconciliation».
Que pourraient faire en plus les Eglises?
Elles sont importantes pour la réconciliation. Elles doivent œuvrer pour que les différentes confessions en Ukraine ne se battent pas entre elles. Elles doivent montrer qu’il existe divers chemins vers la vérité. Il me semble important de tendre la main aux personnes qui appartiennent à l’Église orthodoxe russe. Après le détachement du patriarcat de Moscou, de nombreuses personnes ont perdu la foi en leur Église. Une question importante se pose: comment les aider, où doivent-ils aller, en quoi doivent-ils croire ?
Que peuvent-elles apporter en termes d’infrastructures?
Les Eglises peuvent s’engager dans la construction d’écoles ou d’hôpitaux. Pour des institutions où les gens sont traités dignement, y compris ceux qui y travaillent. Dans ce domaine, les Eglises pourraient établir une norme pour les droits des travailleurs.
Les fondations allemandes ont joué un grand rôle dans la formation de l’opinion politique. C’est là que les Eglises pourraient également intervenir et tout faire pour que les Ukrainiens osent avoir leur propre opinion politique et acceptent celle des autres. (cath.ch/kath.ch/em/mp)
* Ivan Machuzhak (51 ans) est prêtre de l’Eglise gréco-catholique ukrainienne rattachée à Rome. Il travaille comme prêtre et aumônier à l’hôpital cantonal de Winterthur.
Maurice Page
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