Kiev a été dimanche la cible de missiles russes pour la première fois depuis des semaines, tandis que des combats acharnés se poursuivaient dans l’est de l’Ukraine et que les dirigeants des pays du G7 se réunissaient en Bavière, avec au menu de nouvelles sanctions contre la Russie. Au moins dix personnes ont été tuées et plus de 40 autres blessées dans une frappe de missile russe sur un centre commercial dans le centre de l’Ukraine. «Le nombre de victimes est impossible à imaginer», a écrit sur Facebook le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Chères sœurs, chers frères,
Plus de deux semaines se sont écoulées depuis ma dernière lettre d’Ukraine. Cette plus période plus longue entre les correspondances pourrait donner l’impression d’un retour à la normalité.
Si l’un d’entre vous arrivait maintenant à Kiev ou à Lviv sans savoir qu’une guerre dure depuis plus de quatre mois, il ne verrait peut-être pas, à première vue, que tout n’est pas en ordre. Évidemment, à part la vue de nombreux hommes et femmes en uniforme militaire dans les rues, la vie quotidienne semble suivre son cours normal. Mais ce n’est qu’une illusion. Il suffit d’échanger quelques mots ou phrases avec les locaux pour se rendre compte que nous sommes loin, très loin de la normale. Pire encore, personne ne sait quand elle reviendra car il n’y a pas de fin de guerre en vue.
Le week-end dernier a été un douloureux rappel de cette réalité. Samedi, quelques douzaines de roquettes russes sont tombées dans la zone entourant Zhytomyr, Lviv, et Chernihiv. Puis a suivi un dimanche matin tragique à Kiev. Je visitais Fastiv, et j’ai été réveillé avant 6 heures du matin par des sirènes hurlantes. Un instant plus tard, on pouvait entendre le bruit étouffé d’une explosion. Même le chien du père Pavel, un labrador amical et calme, a été clairement perturbé. Par la suite, nous avons appris que c’était le son de la défense anti-aérienne ukrainienne abattant une des roquettes qui volaient vers Kiev. Un moment plus tard, j’ai reçu un message du Père Jakub: «Les roquettes sont tombées. Tout va bien pour nous.»
Les missiles ont frappé non loin de notre couvent, donc les frères pouvaient clairement entendre leur vol et leur explosion. Il était évident que les Russes n’avaient pas abandonné et attaquaient à nouveau la capitale. Un bâtiment qui avait déjà été touché par une roquette il y a quelques semaines a été fortement endommagé cette fois-ci. Malheureusement, ses habitants ont également été blessés, y compris une fillette de 7 ans que des ouvriers ont réussi à extraire des décombres. L’image de cette enfant transportée sur une civière est devenue momentanément célèbre dans le monde entier.
Dans l’après-midi, je suis allé voir ce qui s’était passé. C’est émouvant de voir des lieux familiers qui sont devenus des ruines. Je n’ai évidemment pas eu un accès direct au lieu de la tragédie. En observant les secours de loin, j’ai vu des camions de pompiers qui revenaient avec leurs équipages. Les pompiers étaient épuisés par le travail et la chaleur. Ce sont eux, qui avec les secouristes, les médecins, ainsi que les ingénieurs du gaz et de l’électricité, ont été des héros indestructibles depuis le début de cette guerre, sauvant quotidiennement des vies humaines et des biens.
L’attaque a servi de signal d’alarme pour les citoyens de Kiev, notamment pour ceux qui venaient de rentrer dans la ville. Elle a brisé leur espoir croissant de sécurité et nous a rappelé la guerre en cours. J’ai entendu parler aujourd’hui de personnes qui ont décidé de reporter indéfiniment leur retour chez eux. En dehors des roquettes russes qui volent vers l’Ukraine, nous regardons aussi avec appréhension en direction de la Biélorussie. Et ceci est la perspective depuis la sécurité relative de Kiev, où je vis avec les frères. Que les gens sont-ils censés dire dans l’est et le sud de l’Ukraine? C’est là que les choses vraiment terribles se passent.
J’ai passé la semaine dernière à voyager. Le Père Alain, le socius du Maître de l’Ordre, et le Père Lukasz, le provincial de Pologne, ont visité l’Ukraine. Cela faisait déjà un certain temps que nous essayions d’organiser cette rencontre avec le Père Alain en Ukraine, mais il y avait toujours un contre-temps. Finalement, c’est arrivé. La rencontre, sur le parking d’un des supermarchés de la petite ville slovaque de Michalovce ressemblait un peu à une scène d’un film d’espionnage. Le Père Alain est arrivé de Hongrie grâce à la générosité du Père Jacek de Debrecen. C’était si bon de rencontrer l’un des deux dominicains polonais qui travaillent en Hongrie, et d’autant plus que le Père Jacek n’a pas manqué de nous apporter quelques bouteilles de délicieux Tokay (un vin liquoreux hongrois, ndlr).
Le nouveau passeport belge du Père Alain a causé une petite excitation au passage de la frontière slovaco-ukrainienne. Le document décoré de héros de bande dessinée a été très admiré par les femmes gardes-frontières ukrainiennes qui ont commencé à reconnaître les silhouettes imprimées. Comment résister aux charmants dessins des Schtroumpfs et de Lucky Luke? Lorsqu’elle a rendu le passeport, Madame l’agent a dit: «Il est tellement beau que c’est dommage de mettre un tampon dessus».
Nous sommes arrivés étonnamment vite à Mukachevo, dans la région de Zakarpattia, célèbre en Ukraine pour son mélange de cultures, de langues et de religions. Nous avons passé la nuit dans la maison de l’évêque Nicholas, un dominicain. Au dîner, notre frère a partagé avec nous ses expériences de guerre. En tant qu’évêque d’une région dans une partie sûre du pays, où un très grand nombre de personnes trouvent refuge, il est témoin chaque jour de nombreuses histoires humaines. Il est difficile de ne pas être d’accord avec sa réflexion selon laquelle tous les Ukrainiens – où qu’ils soient, ou s’ils ont vu de leurs propres yeux des maisons et des villes détruites ou s’ils ne les ont vues qu’à la télévision – sont tous des victimes de cette guerre. Chacun d’entre eux a été touché et blessé par la guerre.
A Mukachevo, nous avons également rencontré le Père Irénée qui vit temporairement avec les sœurs dominicaines tout en aidant Sœur Lydia et, surtout, les prêtres de la paroisse. Irénée est arrivé à Zakarpattia avec un groupe d’exilés de Kharkiv où il avait vécu avant la guerre. Le lendemain, après une visite chez le garagiste de Kolomyya pour réparer un pneu crevé, nous avons rejoint Chortkiv. Là, nous étions attendus par les Pères Svorad, Julian, et Dymitro, ainsi que le candidat à l’Ordre de Kharkiv, Nikita. Il commencera bientôt son noviciat à Varsovie.
En chemin vers notre église, nous nous sommes arrêtés à la cathédrale de rite oriental. A l’intérieur du sanctuaire, nous avons remarqué de nouvelles peintures. Le Père Alain a repéré un ange tenant un globe terrestre avec une carte de l’Ukraine dans ses mains. Un symbole significatif en ces temps difficiles de guerre. Nous avons également profité de l’occasion pour voir l’intérieur de l’ancien couvent dominicain qui attend une rénovation majeure. Nous aimerions beaucoup que le futur couvent dominicain à Chortkiv devienne un lieu où les personnes touchées par la guerre puissent trouver de l’aide, tout comme la Maison de Saint-Martin l’est actuellement à Fastiv. Nous avons également rendu visite aux sœurs dominicaines qui apportent leur aide aux personnes dans le besoin.
Sœur Marcelina m’a montré une carte de l’Ukraine avec les endroits marqués qui ont été atteints par les dons des Dominicains de Chortkiv. Dans mes conversations avec les sœurs et les frères, ainsi que les membres de la paroisse que j’ai rencontrés par hasard, je continue d’entendre la conviction et la foi en l’intercession de Marie et des saints qui, par leurs prières, veillent sur Chortkiv. Nous sommes arrivés à Khmelnytskyi et à Lviv.
Le Père Igor, ordonné prêtre depuis peu, s’intègre très bien dans la communauté du plus jeune prieuré, non seulement du vicariat d’Ukraine mais de tout l’Ordre. Alors que nous célébrions la messe du matin en anglais dans la chapelle du couvent de Khmelnytskyi, présidée par le Père Igor, nous avons entendu une courte homélie sur Jean le Baptiste qui devient pour nous un exemple de la manière de prêcher Jésus-Christ. Dans l’après-midi, nous étions déjà à Lviv, et les frères nous ont offert une pizza. Après nos conversations et une courte visite à la chapelle Rozen, les pères Alain et Lukasz sont partis pour la Pologne et j’ai attendu le train du soir pour Kiev.
Au moment où j’écris cette lettre, je lis de nouvelles attaques à la roquette sur l’Ukraine. Le centre commercial de Kremenchuk, une ville du centre de l’Ukraine, est en feu. Un spectacle terrifiant et une conscience encore plus terrifiante de la tragédie humaine. D’autres personnes meurent pendant le bombardement de Kharkiv.
Ce sont tous des civils, des gens normaux qui se sont retrouvés à portée des roquettes russes.
N’oubliez pas l’Ukraine! Avec mes salutations et une demande de prière,
Jarosław Krawiec OP,
Kiev, 27 juin, 23 heures
Bernard Hallet
Portail catholique suisse
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