La recherche exhaustive menée par le juge à la retraite André Denis dans les archives publiques et secrètes de neuf diocèses du Québec révèle que 87 abuseurs, en majorité des prêtres, y ont sévi entre 1940 et 2021. Le nombre de leurs victimes n’est cependant pas connu.
Après avoir examiné les dossiers de 6’809 prêtres, diacres et membres du personnel de neuf diocèses québécois, le juge à la retraite André Denis a indiqué qu’entre 1940 et 2021, 87 abuseurs sexuels y ont sévi contre des enfants, des adolescents et des personnes vulnérables, rapporte le site Présence information religieuse .
Les conclusions de cet ‘audit statistique’ ont été présentées le 8 juin 2022. Le juge, ainsi que les quatre membres de la petite équipe qu’il a constituée, devaient examiner chacun des dossiers des prêtres ayant œuvré au cours des 85 dernières années dans chacun des diocèses. Peu importe qu’ils soient toujours actifs, retraités ou décédés. Peu importe qu’ils aient été incardinés (rattachés juridiquement) à un diocèse ou simplement mis à disposition par une congrégation. «Faites-nous une liste de tous les abuseurs que vous pouvez identifier», leur ont demandé les évêques québécois.
L’audit a recensé 87 personnes, soit 1,28 % du personnel étudié, dont le dossier documentait des allégations d’abus sexuels commis à l’endroit de personnes mineures ou d’adultes vulnérables depuis l’an 1940. «La majorité des personnes sont décédées, certaines sont très âgées», note le juge à la retraite André Denis. La vaste majorité sont des prêtres. Il y a aussi deux diacres, mais pas de laïcs.
«J’ai eu accès à tous les locaux, les classeurs, les dossiers secrets, les notes des évêques au fil des ans», a précisé le juge Denis. «Personne ne m’a empêché de faire mon travail.»
Le juge et son équipe on ainsi parcouru chaque élément contenu dans quelque 10’000 dossiers. Dans ces chemises, on trouve des documents qui vont d’une demande pour entrer au Grand Séminaire à une lettre pour la retraite. «Je vous assure, j’ai tout lu.»
Le juge a examiné avec une plus grande minutie encore, chacun des éléments déposés dans les archives ›secrètes’ que les diocèses conservent sur leur personnel. C’est précisément là qu’il a trouvé plusieurs éléments qui lui ont permis d’identifier des abuseurs. Il s’agissait souvent de feuillets ou de lettres manuscrites, coincées entre deux documents officiels. «Il y a de tout», confie-t-il: des plaintes pour des homélies trop longues, des soupçons de mauvais gestion financière, ou encore, la dénonciation d’une paroissienne qui déplore avoir vu un prêtre en compagnie de jeunes filles. «Ils ont l’air de s’amuser ensemble», écrivait-elle.
Le juge a systématiquement retenu les plaintes ou les notes d’abus sexuels. Il en a trouvé plusieurs. «Dès que je voyais une lettre de ce type, j’ai déclaré le prêtre comme abuseur», dit-il. «En cas de doute, je l’ai reconnu comme un abus». Si des parents ont effectivement écrit à des évêques, il a aussi vu des plaintes d’un curé envers son vicaire ou d’un sacristain contre son curé.
Le juge Denis est aussi bien conscient que les plaintes contre des prêtres, dans les années 1940, n’étaient pas légion. «En 1942, si un enfant disait à son père que ‘monsieur le curé m’a touché les fesses’, il recevait probablement une gifle.»
Dans les dossiers plus récents, les évêques ont reçu une plainte, les parents ont été rencontrés et le prêtre a été retiré du ministère. Certains prêtres ont été envoyés, pour un temps de repos dans une maison spécialisée, d’autres ont été affectés ailleurs, d’autres encore sont demeurés prêtres mais n’ont plus jamais obtenu un poste en paroisse. «Mais ces vingt dernières années, les prêtres [abuseurs] sont écartés de tout ministère», assure le juge Denis. Et tous les prêtres, encore en vie qu’il a identifiés dans son enquête – «on les compte sur les doigts d’une main» – ont été systématiquement écartés.
Le résumé de l’audit statistique ne compte que trois pages. Mais le rapport complet du juge Denis, qui en compte plus de 500, ne sera pas rendu public. «J’ai remis à chaque diocèse les détails. Ils ont décidé de faire un communiqué commun.» Ils ont aussi choisi de ne pas indiquer combien d’abuseurs étaient identifiés dans chacun des diocèses étudiés. «Je respecte leur décision», a noté André Denis.
«Notre objectif était d’avoir un audit statistique commun, fusionné», a expliqué de son côté l’archevêque de Montréal, Mgr Christian Lépine. En ne divulguant pas les chiffres locaux, on favorise la discrétion, notamment envers les victimes.» Il a assuré que chaque évêque connaissait les noms des abuseurs identifiés. Le rapport a été en outre remis aux personnes ou équipes diocésaines responsables de la prévention des abus.
L’avocat Alain Arsenault, dont le cabinet juridique mène des actions collectives contre quatre des neuf diocèses, s’est montré très surpris en apprenant que seulement 87 abuseurs ont pu être identifiés, soit 1,28% de tous les dossiers .»C’est très peu quand on sait que les études les plus conservatrices sur le sujet avancent plutôt le chiffre de 7%. Dans les études les plus récentes, c’est plutôt 10%».
Alain Arsenault a compilé le nombre d’agresseurs mentionnés dans les actions collectives qu’il mène actuellement. Pas moins de 116 victimes s’y sont déjà inscrites. Et elles ont identifié 93 agresseurs, en majorité des prêtres. »Visiblement, il y a certaines choses que les archives n’ont pas révélées.»
L’avocat ne remet aucunement en question l’enquête du juge. Son rapport est sans aucun doute fidèle à ce que contiennent les archives des diocèses. Mais en refusant de rendre publique l’étude complète, les évêques ont, selon lui, perdu une occasion de faire une analyse rigoureuse des abus sexuels dans l’Église, en permettant d’entendre les victimes ainsi que les avocats qui les défendent.
Pour l’avocat, au-delà d’un audit statistique, une commission d’enquête indépendante sur les abus sexuels dans l’Église serait nécessaire, comme cela s’est fait en Australie, en France, en Allemagne et en Belgique.
L’archevêque de Gatineau, Mgr Paul-André Durocher, n’a pas contesté le doute émis par l’avocat, «tout simplement parce qu’on ne sait pas si les dossiers sont complets». L’archevêque révèle que depuis que l’audit a été réalisé, deux personnes ont approché le diocèse pour dire qu’elles avaient été abusées, par deux prêtres. »Il pourrait très bien y avoir des victimes qui n’ont jamais porté plainte, qui vont venir nous voir pour raconter ce qu’on leur a fait.»
Mgr Lépine, archevêque de Montréal, imagine aussi que, les actions collectives aidant, «on apprenne des faits qui ne sont pas consignés dans nos dossiers». Il rappelle que des victimes prennent des décennies avant d’en parler. «L’audit statistique est la photo d’un train en marche», explique-t-il. Après le traitement des données du juge Denis, l’action collective et les nouveaux signalements, l’archidiocèse de Montréal pourrait bien obtenir un chiffre plus élevé que celui qu’a révélé l’audit. Mais l’objectif le plus important, «c’est de faire la vérité». (cath.ch/pir/mp)
Maurice Page
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/abus-sexuels-les-dioceses-du-quebec-ouvrent-leurs-archives/