Leonid Sevastianov est le président de l’Union mondiale des vieux-croyants, une dissidence de l’orthodoxie russe. Svetlana Kasyan est cantatrice. Alors que la guerre en Ukraine a déjà fait des milliers de morts et déplacé des millions d’Ukrainiens, I.MEDIA a demandé à Leonid Sevastianov ce que signifie être un ambassadeur de la paix aujourd’hui. Il s’est confié aussi sur la guerre en cours, la position du patriarche Cyrille dans le conflit et son souhait de voir le pape François venir en Russie.
Que dit la lettre que le pape François vous a envoyée ?
Leonid Sevastianov: Nous avons reçu cette lettre du pape nous invitant Svetlana et moi à être des ambassadeurs de la paix, mais nous le faisons déjà depuis notre première rencontre avec lui en 2013. À l’époque, nous avions organisé un concert pour la paix à l’Auditorium Conciliazione [à Rome, ndlr], consacré notamment à la guerre en Syrie. Après le concert, le secrétaire du pape nous a dit que ce dernier voulait nous voir et nous sommes donc allés à sa messe privée à Sainte-Marthe. Il nous a placés au premier rang, nous a parlé et a demandé à Svetlana de chanter pour la promotion de la paix. C’était en novembre.
Trois mois plus tard, en février 2014, les événements tragiques ont commencé en Ukraine. À partir de là, le pape a commencé à nous envoyer des lettres, réitérant ses appels pour la paix. Je me souviens très bien qu’en rencontrant en avril 2014 le Premier ministre ukrainien de l’époque, Arseniy Yatsenyuk, le pape François lui a donné un stylo en lui souhaitant de l’utiliser pour la paix.
Nous sommes donc amis avec le pape François depuis près de 10 ans maintenant, et notre relation avec lui a toujours été basée sur la promotion de la paix.
Que pensez-vous de l’action du pape face à cette guerre?
Pour les Russes, voir un pape catholique jésuite, compte tenu de l’histoire des jésuites dans le pays, est presque un symbole d’un Occident intrusif. Au lieu de cela, ce pape est si humble. Il se situe hors du champ politique. Quand on me demande pourquoi je suis du côté du pape, je réponds que, dès le début, j’ai été frappé par le fait qu’il était toujours du côté de ceux qui souffraient, qu’ils soient orthodoxes, catholiques ou autres. En 2014, il demandait toujours ce qu’il pouvait faire, comment il pouvait aider. Même lorsque je lui ai parlé de la guerre en Ukraine, il n’a jamais pris de position politique, c’est important.
En outre, il ne se contente pas de parler de la guerre sur le continent européen, il parle aussi des gens qui meurent en Afrique, en Amérique latine et dans d’autres endroits. La guerre est partout un péché mortel.
Dans une interview accordée au Corriere della Sera, le pape a déclaré que le patriarche Cyrille «ne peut pas devenir l’enfant de chœur de Poutine« ou encore que «les aboiements de l’OTAN à la porte de la Russie« ont conduit Poutine à réagir. Que pensez-vous de ces mots ?
Je les ai appréciés parce qu’il est dur, mais il est dur avec tout le monde. Quand il parle de Cyrille et de l’OTAN, il a raison sur les deux.
L’Église orthodoxe russe a toujours été mêlée à l’État : aujourd’hui comme il y a 10, 100, 200 ans. En tant que vieux croyant, [mouvement religieux orthodoxe russe, ndlr] je critique cela ouvertement, car à mon avis, ce n’est pas la fonction de l’Église.
«Je prie pour que le pape vienne en Russie, cela pourrait faire évoluer les mentalités»
Quant à l’OTAN, le pape tient compte de la psychologie de l’adversaire – ce que personne d’autre ne fait. La Russie s’est peut-être sentie un peu «exclue de la fête». Les paroles du pape m’ont aidé à mieux comprendre la situation, car je ne voyais pas la motivation économique ou politique de cette attaque. On parle souvent d’économie et non de psychologie.
Je prie pour que le pape vienne en Russie, cela pourrait faire évoluer les mentalités. Le pape serait en mesure de proposer des moyens de coexistence et, précisément en raison de sa neutralité et de son opposition à toute guerre, il serait en mesure d’influencer Poutine. Il faut ouvrir les portes aux démocrates, aux dictateurs, à tout le monde, les faire asseoir ensemble et exercer une influence morale.
Qu’est-ce que le Saint-Siège pourrait faire d’autre pour aider à la résolution du conflit?
Je promeus l’idée que le Vatican doit devenir la capitale de la politique internationale, moralement parlant. Je pense qu’il n’y a pas d’autre alternative pour la paix, et ce non seulement pour l’Ukraine mais aussi pour le monde entier. En effet, après la Deuxième Guerre mondiale, nous n’avons pas créé d’institution qui nous ait préservés de la guerre. Lorsque nous fondons nos relations uniquement sur l’économie, la guerre finit toujours par éclater. Nous devons créer une nouvelle institution basée sur la foi. Il n’y a qu’une seule institution, un seul État, qui a toujours été neutre et opposé à toute guerre : le Vatican. Je me souviens qu’en 2003, alors que j’étudiais en Italie, mon ami le cardinal Roger Etchegaray avait été envoyé par Jean Paul II pour parler à Saddam Hussein en Irak. Même avec Saddam Hussein, le Vatican a toujours essayé de promouvoir la paix et de chercher un terrain d’entente pour éviter les conflits.
Comment cela peut-il se faire concrètement?
Je propose de créer une sorte de «table ronde» au sein du Vatican. Le Saint-Siège devrait inviter Biden, Zelensky, des représentants de l’OTAN, Poutine, Xi Jinping, etc, pour une rencontre au sommet dont le pape serait le modérateur. Je ne vois aucune autre institution, aucun autre pays neutre, qui soit en mesure de promouvoir la paix. Tous les autres sont davantage préoccupés par des questions économiques. Il est impossible d’arrêter la guerre sans dialogue et, à mon avis, le Saint-Siège doit en assumer le rôle principal et moral. Je l’ai suggéré au pape mais il n’a rien répondu.
«Beaucoup d’Ukrainiens, beaucoup de Russes perdront leur foi chrétienne face à une Église qui promeut la guerre»
Et que pensez-vous des déclarations du patriarche Cyrille? Pensez-vous qu’il pourrait changer d’attitude?
Je suis d’accord avec Nietzsche qui disait que l’homme agit toujours pour le pouvoir, même quand il parle de religion. On ne peut changer d’attitude que si l’on trouve quelque utilité à le faire.
En Russie, l’Église a vécu une renaissance après la chute du régime soviétique auquel elle s’opposait. Je m’attends à présent à une énorme crise existentielle et religieuse après ce conflit en Ukraine, parce que cette fois l’Église soutient le régime. J’imagine que beaucoup d’Ukrainiens, beaucoup de Russes perdront leur foi chrétienne face à une Église qui promeut la guerre.
Que pensent les croyants orthodoxes de l’attitude de Cyrille?
Il n’est pas populaire du tout. Même parmi les évêques, beaucoup subissent mais intérieurement ne sont pas d’accord. Il est difficile de soutenir le militarisme. Je peux très bien comprendre du point de vue de la propagande et du politique, mais pas du point de vue de l’Évangile, cela n’existe pas et ne s’explique pas.
Quelle est votre relation avec l’Église orthodoxe russe?
J’ai longtemps travaillé au sein de l’Église orthodoxe russe comme directeur de la Fondation Saint Grégoire, qui soutenait le Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, présidé par le métropolite Hilarion. En 2018, les problèmes avec le patriarcat de Constantinople et les problèmes avec l’Ukraine ont commencé. À partir de ce moment, j’ai senti que je ne voulais pas faire partie de cela, je ne voulais pas entrer dans ces querelles, et j’ai donc quitté ce bureau.
Je préside maintenant l’Union mondiale des vieux-croyants. Il s’agit d’une tradition historique religieuse russe qui au XVIIe siècle s’est séparée de l’Église orthodoxe car elle n’acceptait pas son rattachement et sa soumission à l’État. Depuis ces réformes du XVIIe siècle, l’Église a toujours soutenu l’État, pour le meilleur et pour le pire. Pour les vieux-croyants en revanche, la tradition orthodoxe est basée sur la communauté. Ma famille est issue de cette tradition. Aujourd’hui, je suis le représentant au niveau politique et social. Certaines communautés reconnaissent le patriarche Cyrille, d’autres sont encore séparées.
«Nous avons décidé de rester en Russie quand cette guerre a commencé, mais ce n’est pas facile»
Selon vous, pourquoi le pape entretient-il une relation si étroite avec vous ?
On m’a dit par le passé : «Qui êtes-vous pour parler au pape ?» ou «N’y a-t-il pas d’autres cantatrices plus importantes que Svetlana ?». Mais à mon avis, le pape apprécie les gens normaux. Vous ne pouvez pas comprendre le peuple en donnant la priorité à l'»élite». Dès le début, il nous a dit que les choses ne pourront changer que si les gens normaux travaillent pour la paix. Parce qu’un politicien peut promouvoir la paix aujourd’hui, et l’oublier demain, mais si la majorité des gens promeuvent la paix, alors les politiciens seront influencés.
Et nous travaillons pour cela avec Svetlana. Nous avons décidé de rester en Russie quand cette guerre a commencé, mais ce n’est pas facile. Nous essayons de parler et de promouvoir la paix, nous essayons de faire des publications dans la presse russe, d’en parler publiquement, en dépit des risques. Nous organisons également des événements culturels et des concerts consacrés à la paix. Nous en organisons un à Kaliningrad, la partie la plus occidentale de la Russie, le 1er juin. Nous aidons également les réfugiés qui sont nombreux à être arrivés ici depuis le début du conflit. (cath.ch/imedia/ic/mp)
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