Mgr Hinder: «La guerre en Ukraine peut aggraver la crise au Yémen»

Le pape François a accepté, le 1er mai 2022, la renonciation de Paul Hinder, jusque-là vicaire apostolique d’Arabie du Sud. L’évêque suisse avertit que la guerre en Ukraine pourrait encore aggraver la crise humanitaire au Yémen, tout en mettant en garde contre les profits tirés de la production d’armes.

Par Deborah Castellano Lubov, Vatican News/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden

Mgr Paul Hinder, qui a eu 80 ans le 22 avril dernier, a vécu 10 ans dans la Péninsule arabique. Il évoque la gravité de la crise au Yémen, souvent rappelée par le pape François, mais largement oubliée par le monde.

Même si toutes les parties au conflit au Yémen ont accepté une trêve de deux mois, qui va expirer ces jours-ci, quelle est la situation dans le pays?
Paul Hinder: Personne ne sait exactement quelle est la situation réelle dans le pays. Il n’y a d’informations fiables que dans certaines régions, alors que la situation reste critique pour la majeure partie de la population en ce qui concerne la santé, la nourriture, ainsi que pour les centaines de milliers, voire millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays.

«Nous devons également tenir compte du diable qui est toujours là comme fauteur de troubles»

J’espère que la trêve actuelle sera le début de négociations sérieuses. J’ai l’impression que les parties sont un peu fatiguées de la guerre et qu’elles ont compris qu’elle ne peut pas être gagnée sur le champ de bataille. Mais même les négociations en cours ne résolvent pas immédiatement les questions cruciales des soins de santé et de l’alimentation. En outre, il reste à voir comment réconcilier les différentes factions. Il existe également des endroits où le combat pourrait reprendre à tout moment.

La communauté internationale est silencieuse au sujet du Yémen. Pourquoi le monde entier oublie-t-il ce conflit? D’un point de vue international, que peut-on faire d’autre que de fournir une aide humanitaire?
Je pense que cela relève en partie de l’inflation de l’information au sens large. Certaines personnes sont tout simplement fatiguées d’entendre toujours les mêmes nouvelles. Au niveau international, le Yémen a été discuté au sein du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies, mais relativement peu de choses se sont produites. Même la mission spéciale de l’ONU a fait de son mieux, mais au bout du compte, il y a eu peu de résultats.

Le capucin suisse Paul Hinder a été vicaire apostolique d’Arabie du Sud de 2011 à 2022 | © Raphael Rauch

Il est très difficile de dire qui est responsable en dernier ressort. Bien sûr, il y a différentes parties impliquées dans le conflit: il y a l’Arabie saoudite avec ses alliés et l’Iran en arrière-plan [qui soutient les rebelles houtis, ndlr.]. Il y a des parties internes, des questions tribales, des intérêts politiques et des intérêts économiques.

Théologiquement parlant, nous devons également tenir compte du diable qui est toujours là comme fauteur de troubles – bien sûr sans nier la responsabilité des personnes impliquées. En même temps, cette réalité me fait réfléchir à la puissance de la prière. Comme Jésus nous l’a dit dans les évangiles, il y a certains démons qui ne peuvent être chassés sans la prière.

Que faire face à l’urgence alimentaire?
Je vois surtout deux dimensions. La première consiste à examiner comment établir des voies de transport sûres, afin que la nourriture puisse être acheminée vers les endroits et les régions dans le besoin – pour cela, il faut bien sûr activer les bons canaux. Sinon, le transport risque d’être bloqué par des éléments militaires ou d’autres facteurs, et la nourriture ne peut pas atteindre les affamés et les démunis.

Deuxièmement, et c’est peut-être encore plus important – dès qu’il y aura un cessez-le-feu plus long et une paix ultérieure – le pays doit reprendre les cycles de production des produits de base vitaux. Le Yémen est un pays pauvre, mais il a la capacité de produire de la nourriture à l’interne, pour le pays.

«La voix du pape est entendue, mais aujourd’hui, ces guerres oubliées n’éveillent que peu d’intérêt»

Mais la guerre met en péril toute la production d’un pays, comme on l’a déjà vu par le passé, et comme on le voit maintenant en Ukraine. Au Yémen, cette situation tragique dure depuis des années. Je crains cependant qu’avec la guerre en Ukraine, la situation ne devienne encore plus grave, car nous savons bien que ce pays est l’un des principaux producteurs de blé et indirectement de nourriture, dans le monde entier. Je ne sais pas ce qui se passera si cet approvisionnement crucial de nourriture cesse à cause de la guerre.

Quelle valeur ont les appels du pape pour les guerres oubliées, comme ceux qu’il a lancés pour le Yémen? Y a-t-il un moyen de faire durer la trêve, et que se passera-t-il une fois qu’elle aura expiré?
La voix du pape est entendue, mais aujourd’hui, ces guerres oubliées n’éveillent que peu d’intérêt. Le Yémen est vraiment à la périphérie pour de nombreuses parties du monde, bien qu’il soit situé dans un endroit stratégiquement important. Souvent, pour les Européens, et je peux même le dire, pour mon propre pays [la Suisse], le Yémen n’apparaît à l’horizon que lorsque le canal de Suez est bloqué ou que les approvisionnements en provenance d’Asie et d’Afrique ne transitent plus comme avant. Il y a alors une crainte.

«Je suis également profondément convaincu qu’en Ukraine de nombreuses personnes profitent de la production d’armes»

Cependant, beaucoup ne réalisent pas que la population de plus de 30 millions d’habitants qui souffre dans un beau pays à l’histoire riche, pourrait en même temps produire sous peu de nombreux réfugiés. Dans d’autres parties du monde, j’ai l’impression que cela est très souvent oublié; d’autres conflits sont en quelque sorte plus proches du cœur des gens et aussi des médias.

En ce qui concerne la recherche d’une solution, le pape François en a parlé à plusieurs reprises au cours des dernières années. J’ai moi-même parlé au Saint-Père du trafic d’armes et de la manière dont les conflits et la violence potentiels peuvent être réduits. Ce que le pape dit doit être entendu et les gens doivent en faire quelque chose.

Je suis également profondément convaincu qu’en Ukraine de nombreuses personnes profitent de la production d’armes. J’ai l’impression que beaucoup d’entre elles ne sont peut-être même pas particulièrement intéressées par la fin de la guerre, et c’est la tragédie de toute l’histoire humaine.

En 2019, le pape et le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayyeb, ont signé à Abou Dhabi (Emirats arabes unis) le Document sur la fraternité humaine. Quels sont les résultats de cette rencontre que vous observez dans la Péninsule arabique?
Il est très difficile, après deux ans de pandémie, de parler des résultats, notamment en raison de la forte réduction de la communication quotidienne en face à face. De nombreuses initiatives ont été simplement mises en veilleuse pendant cette période. Nous devrons voir comment elles redémarrent maintenant que la pandémie semble se calmer, du moins pour un certain temps.

«Nous ne devrions jamais oublier que nous pouvons apprendre les uns des autres»

Il y a quelques signes visibles. L’un d’entre eux, par exemple, est la fameuse Maison abrahamique en cours de construction à Abou Dhabi, qui devrait ouvrir ses portes avant la fin de cette année. Mais il s’agit là – sans pour autant diminuer leur importance – d’actions plutôt symboliques.

Je pense que, compte tenu des relations entre les différentes religions, les gens sont plus ouverts les uns aux autres. Cela dépend aussi, dans une certaine mesure, du pays. Les Émirats arabes unis ne sont pas le Koweït, l’Arabie saoudite n’est pas le Qatar, Bahreïn n’est pas Oman. Il y a des différences dans la façon de fonctionner.

Mais j’ai le sentiment que ceux qui pensent avec clarté sont authentiquement et sincèrement intéressés par le dialogue et convaincus de la nécessité de faire progresser le respect et l’acceptation mutuels. Ils cherchent à acquérir plus de connaissances sur l’autre et favorisent également le respect de la façon dont les autres vivent leur propre religion. Nous ne devrions jamais oublier que nous pouvons apprendre les uns des autres. (cath.ch/vaticannews/dcl/rz)

La guerre au Yémen
La guerre civile yéménite oppose depuis l’été 2014 principalement les rebelles chiites houthis aux forces fidèles à l’ex-président Ali Abdallah Saleh. Le conflit s’est internationalisé en mars 2015 avec l’intervention d’une coalition menée par l’Arabie saoudite afin d’éliminer la rébellion houthie ainsi que la participation de l’Iran et de la Corée du Nord pour soutenir les houthis.
Le conflit est l’une des conséquences de la guerre du Saada commencée au nord-ouest du pays en 2004 en raison du sentiment de marginalisation des tribus du nord qui se sentent délaissées par le pouvoir central, après l’unification du pays en 1990.
Les conséquences humanitaires de cette guerre sont désastreuses. Selon les Nations unies, elles ont engendré une famine en passe de devenir la plus grave que l’humanité ait connue depuis un siècle. En 2019, les Nations unies ont estimé le nombre de morts du conflit à 233’000, 102’000 étant décédés dans les combats et autres actes de violence et 131’000 de malnutrition et/ou de maladies liées. Fin 2021, l’ONU faisait état de 377’000 morts. Des chiffres qui font toujours l’objet de débats et qui sont parfois considérés comme sous-estimés. RZ

Rédaction

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