Propos recueillis par Laura Quadri, catt.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden
Adalberto Mainardi est un moine de la Communauté monastique et oecuménique de Bose, en Italie. Titulaire d’une maîtrise en philosophie (Université d’État de Milan) et en philologie slave (Université de Turin), il est secrétaire scientifique pour les Conférences œcuméniques internationales sur la spiritualité orthodoxe, qui se tiennent chaque année au monastère du Piémont depuis 1993. Il a publié plusieurs articles sur la théologie orthodoxe et l’œcuménisme, notamment dans des revues spécialisées.
Adalberto Mainardi est invité, le 26 avril 2022 à Lugano, par l’Association suisse italienne Biblioteca Salita dei Frati, à s’exprimer dans le cadre de la conférence «L’amour et autres énigmes. Echos bibliques dans la fiction d’Anton Tchekhov».
Comment l’Église orthodoxe vit-elle le conflit entre la Russie et l’Ukraine?
Adalberto Mainardi: Pour l’Église orthodoxe en général, mais surtout pour l’Église ukrainienne et russe, le conflit est une véritable tragédie. Notamment à cause de cette affirmation selon laquelle Russes et Ukrainiens sont des peuples frères. Il s’agit d’une image récupérée de façon rhétorique, dans les discours officiels, pour revendiquer un héritage culturel unique qui s’opposerait à l’Occident. Mais cette rhétorique a été retournée par le métropolite de Kiev, Onuphre, primat de l’Église orthodoxe ukrainienne (liée au Patriarcat de Moscou). Dès le premier jour du conflit, il s’est adressé à Poutine en lui demandant d’arrêter cette guerre entre deux peuples «frères», répétant ainsi l’histoire de Caïn et Abel.
Les Églises de l’orthodoxie n’échappent pas, quant à elles, au grand mouvement déclenché après la chute du communisme, qui a conduit les anciennes républiques soviétiques à rechercher leur indépendance: d’une part les républiques d’Asie centrale et du Caucase, d’autre part les républiques européennes (Biélorussie, Moldavie, Ukraine), qui ont redécouvert leurs racines chrétiennes communes, niées en URSS pendant près de 70 ans. Pour cette raison, une grande partie des orthodoxes d’Ukraine souhaitent, bien que de différentes manières et sous différentes formes, leur autonomie par rapport à Moscou.
Reste toutefois un problème fondamental: dans le monde orthodoxe, il n’existe pas de procédures canoniques communes indiquant ce qu’une Église doit faire si elle veut être indépendante des autres (en termes techniques, «autocéphale»). D’où une série de tentatives historiques infructueuses, seulement partiellement couronnées de succès lorsqu’en 2019 le patriarche Bartholomée de Constantinople a accordé l’autocéphalie à une nouvelle «Église orthodoxe d’Ukraine». Mais cela a provoqué une division douloureuse dans l’orthodoxie. En un sens, le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine a été précédé par le conflit juridictionnel entre les Églises.
Comment comprendre alors cet appel récurrent à la «fraternité» trahie, notamment du côté ukrainien?
L’appel à la fraternité n’a de sens que si cette dernière conduit à la fin de la guerre. Souvent, cependant, la rhétorique des peuples frères se combine avec l’idéologie du «monde russe» (Russkij mir): c’est l’idée d’une seule grande civilisation russe, d’une unité culturelle, historico-politique et spirituelle, avec la Russie au centre, entourée d’États «vassaux» – et d’Églises. Le patriarche Cyrille, ainsi que Poutine, ont souvent eu recours à ces idées dans leurs discours. Pressé de s’exprimer sur le conflit, Cyrille a affirmé sa solidarité avec le Donbass et les valeurs qu’il représente, qui, selon lui, sont en contradiction avec celles d’un Occident décadent. Ce n’est que récemment que le patriarche a recommencé à souligner la valeur de l’unité de l’Église, vraisemblablement non pas en vue d’une solution pacifique au conflit, mais pour éviter que l’Église orthodoxe ukrainienne ne s’éloigne encore plus de l’Église russe après les événements de 2019.
Dans le monde orthodoxe, de nombreuses voix se sont élevées contre Cyrille.
Le premier dimanche de Carême, quelques centaines de théologiens orthodoxes parmi les plus éminents du monde ont signé un document très critique à l’égard de la politique de Cyrille et de l’idéologie du «Monde russe», qu’ils qualifient d’hérésie. La plupart des dirigeants des Églises orthodoxes ont condamné la guerre. Mais plus significatif encore est le fait que quinze évêques ukrainiens du Patriarcat de Moscou ont cessé de commémorer le Patriarche dans la prière eucharistique. Presque un schisme.
«La grande culture russe ne découle pas d’une idéologie qui colonise, mais d’une pensée qui sait accueillir»
Plus récemment, un groupe de deux cents prêtres de l’Église orthodoxe ukrainienne a lancé un appel aux patriarches orientaux, accusant le patriarche russe de crimes moraux (pour avoir béni la guerre) et d’hérésie (pour l’idéologie du «monde russe»). Il ne s’agissait certainement que d’un acte symbolique, mais qui a un précédent: la déposition du patriarche Nikon en 1666. Dans ce cas, cependant, la demande venait du Tsar.
Certains reprochent au pape François de ne jamais nommer Poutine. Comment interprétez-vous ce choix?
L’objectif du pape François est d’arriver à la paix et d’éviter à tout prix une confessionnalisation de la guerre. C’est exactement l’inverse des préoccupations de Cyrille, mais aussi du président américain Joe Biden. Pour le pape François, il ne faut pas voir les choses ainsi: il y a certes une agression à condamner, mais tous, Russes et Ukrainiens, ainsi que les autres puissances impliquées, doivent être confrontés à la responsabilité de rechercher la paix en vue du bien commun. Il n’y a pas d’ennemi à détruire, mais une fraternité, au sens véritable et profond du terme, à redécouvrir.
A Lugano, par contre, vous venez pour une conférence sur Anton Tchekhov. Un projet de paix peut-il passer par la culture?
Je pense que oui. Les grands écrivains russes sont en fait ukrainiens, comme Gogol ou Mikhaïl Boulgakov, qui était persécuté par le régime mais aimé (un paradoxe!) par Staline. Poutine se dit également un admirateur de Taras Ševcenko, le poète national ukrainien. En réalité, la grande culture russe ne découle pas d’une idéologie qui colonise, mais d’une pensée qui sait accueillir. C’est ce qui se passe avec la «fraternité»: elle peut exister s’il y a dialogue, pas absorption. Le dialogue naît lorsque les différences ne sont pas effacées, mais lorsque leur valeur est comprise. (cath.ch/catt/lq/rz)
Rédaction
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