Etats-Unis: les alliés évangéliques de Poutine dans l’embarras

L’invasion de l’Ukraine divise les évangéliques américains traditionnellement favorables à Vladimir Poutine. Pour nombre de ces croyants, le président russe représente le dernier rempart des valeurs traditionnelles chrétiennes, menacées par les LGBT et l’islam.

En février 2022, le leader évangélique Franklin Graham a appelé ses fidèles à prier pour Vladimir Poutine. Dans son tweet, le fils du célèbre prédicateur Billy Graham a reconnu qu’il s’agissait d’une «demande étrange», étant donné que la Russie était clairement sur le point d’envahir l’Ukraine. Le président de la Billy Graham Evangelistic Association (BGEA) demandait en fait aux fidèles de «prier pour que Dieu travaille dans son cœur [de Vladimir Poutine, ndlr.] afin que la guerre puisse être évitée».

La réaction à ce geste, aux Etats-Unis, a été immédiate et forte, note Melani McAlister, professeure d’Etudes américaines et d’Affaires internationales à l’Université George Washington (Washington D.C.). Dans une analyse publiée par le média The Conversation, le 6 avril 2022, elle note que Franklin Graham n’avait pas sollicité de prières pour l’Ukraine. Nombre d’observateurs ont aussi mis en avant qu’il avait rarement appelé à prier pour le président de son propre pays, Joe Biden.

Poutine, protecteur de la foi?

«Une frange importante de la communauté évangélique américaine, en particulier les conservateurs blancs, a développé une alliance politique et émotionnelle avec la Russie depuis près de 20 ans», assure la politologue. Ces croyants américains, dont des personnalités éminentes telles que Franklin Graham et Jay Sekulow, du Centre américain pour le droit et la justice, voient la Russie, Poutine, et l’Église orthodoxe russe, comme des remparts de la foi, des défenseurs des valeurs «traditionnelles» et «familiales». Au centre de cet engouement se trouve la vague de lois anti-LGBT adoptées par la Russie, qui sont devenues un modèle pour la militance anti-trans et anti-homosexuels aux États-Unis.

«Alors que la Russie bombarde des églises et détruit des villes entières, les communautés évangéliques américaines se retrouvent divisées»

Franklin Graham a effectué, en 2015, une visite très médiatisée à Moscou. L’image d’une chaleureuse rencontre avec Vladimir Poutine est restée dans les mémoires. Lors de cet entretien, le président russe a raconté comment sa mère avait réussi à garder sa foi chrétienne sous le régime communiste. Franklin Graham a, de son côté, loué le soutien de Vladimir Poutine au christianisme orthodoxe, opposant les «changements positifs» de la Russie à la montée du «sécularisme athée» aux États-Unis.

Le retour «en sainteté» de la Russie

Mais la Russie n’a pas toujours été aussi populaire auprès des évangéliques américains, note Melani McAlister. Il fut un temps où ces derniers considéraient l’Union soviétique et d’autres pays communistes comme la plus grande menace mondiale pour leur foi. Ils menaient des activités spectaculaires et clandestines, faisant passer en fraude des Bibles et d’autres ouvrages chrétiens à travers les frontières.

Après la chute du mur de Berlin en 1989, les évangéliques américains ont porté leur attention sur la situation des chrétiens dans les pays à majorité musulmane. Ils se sont de plus en plus intéressés à l’islam, considéré à la fois comme un concurrent et une menace. La guerre de Poutine contre les militants tchétchènes, dans les années 1990, et son intervention plus récente en faveur du gouvernement de Bachar al-Assad en Syrie, l’ont rendu populaire auprès des conservateurs chrétiens. Le président russe a présenté cette campagne militaire comme une action de défense des chrétiens d’Orient et de lutte contre le fanatisme musulman.

Les LGBT comme cible principale

Aujourd’hui, même si la Russie est devenue un symbole des valeurs conservatrices, il s’agit d’un pays où la fréquentation des églises est faible et où le gouvernement tolère mal l’évangélisation, notamment protestante, relève la professeure américaine. Lorsque Poutine a signé, en juin 2016, une loi rendant illégal de professer sa foi ailleurs que dans les bâtiments d’église reconnus, certains évangéliques ont été indignés, mais d’autres ont détourné le regard. Pour ces derniers, la question cruciale étant l’opposition de Poutine aux droits des LGBT et aux vues non traditionnelles de la famille.

«Le statut de Poutine en tant qu’avant-garde morale de la droite mondiale est sévèrement remis en question»

Franklin Graham fait partie de ceux qui ont parlé avec enthousiasme de la loi russe sur la «propagande homosexuelle», limitant les documents publics sur les relations «non traditionnelles». D’autres, comme le Congrès mondial des familles et l’Alliance Defending Freedom, cultivent depuis longtemps des liens avec des politiciens russes proches de Poutine, ainsi qu’avec la direction de l’Église orthodoxe du pays. Le Patriarche de Moscou se positionne, depuis le début du conflit en Ukraine, sur la ligne idéologique «anti-Occident» du président russe. Cyrille Ier a ainsi considéré la guerre comme une opposition entre les «forces des ténèbres et celles de la lumière», fustigeant un Occident «décadent», autorisant notamment les gay-pride.

Les défenseurs du mariage traditionnel «au bord du divorce»

L’invasion de l’Ukraine a toutefois mis les partisans de Poutine sur la défensive. Alors que la Russie bombarde des églises et détruit des villes entières, les communautés évangéliques américaines se retrouvent divisées. La plupart d’entre elles s’opposent aux actions de la Russie, notamment parce que l’Ukraine abrite une église évangélique forte qui bénéficie de l’attention et des prières d’un certain nombre de leaders américains.

Un petit groupe, pourtant, n’a pas l’intention de rompre avec son allié de longue date. En fait partie la candidate républicaine au Congrès 2020, Laura Witzke, également connue pour son soutien à QAnon. Elle a ainsi assuré en mars 2022 s’identifier «davantage aux valeurs chrétiennes de Poutine qu’à Joe Biden».

D’autres leaders, sans prendre franchement leur distance avec la Russie, ont modéré leur approche. Franklin Graham lui-même a souligné au média Religion News Service qu’il ne soutenait pas la guerre. Il a en outre indiqué que son organisation humanitaire Samaritan’s Purse avait envoyé plusieurs équipes en Ukraine pour mettre en place des cliniques et distribuer des secours.

Il reste que le statut de Poutine en tant qu’avant-garde morale de la droite mondiale est sévèrement remis en question, affirme Melan McAlister. «Et les défenseurs transnationaux du mariage traditionnel se retrouvent au bord du divorce». (cath.ch/theconversation/arch/rz)

Raphaël Zbinden

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