Le couple Cyrille et Poutine: «Une logique totalitaire»

Le patriarche orthodoxe russe Cyrille et le président Poutine sont pris «dans une logique totalitaire». L’invasion de l’Ukraine répond à des motifs idéologiques qui met la religion au service d’une vision impérialiste, a indiqué l’historien des religions Jean-François Colosimo, sur France-Culture le 25 mars 2022.

Bernard Litzler pour cath.ch

«Cyrille, patriarche de l’Eglise russe, a sanctifié la guerre en Ukraine», estime l’historien français Jean-François Colosimo. «Il en fait une croisade pour le compte de Poutine», dit-il sur les ondes de France Culture, dans l’émission Les Matins de Guillaume Erner.

De fait, «Cyrille et Poutine représentent une résurgence de l’homo sovieticus, indique Colosimo. Ni l’un, ni l’autre ne comptent les morts, ni les morts ukrainiens, ni les morts russes, ces soldats envoyés pour mener une guerre fratricide. On est dans une forme de ressuscitation de la logique totalitaire». Et pour l’historien, en colère sur les ondes de la radio publique française, les choses sont claires: «Cyrille a instrumentalisé le christianisme orthodoxe. Il doit être chassé!»

Pour le penseur français, le patriarche russe «est d’abord un oligarque, doté d’une fortune considérable. C’est un véritable ministre des cultes de Poutine».

Une Eglise martyre

Et pourtant l’Église russe a payé un lourd tribut au communisme soviétique. «Elle a donné entre 1917 et 1991 plus de martyrs que toutes les autres Églises chrétiennes durant vingt siècles: 600 évêques, 40’000 prêtres, 120’000 moines et moniales ont péri durant le communisme», rappelle Colosimo au cours du dialogue avec le journaliste Guillaume Erner.

En 1941, face à l’invasion allemande, Staline sort les derniers évêques encore vivants du goulag et leur fait adhérer à un pacte. En échange, les communistes vont rouvrir quelques églises, des séminaires et des monastères. En 1970, le métropolite Nicodème, archevêque de Léningrad, force le pacte avec le Politburo et le KGB. Il va défendre l’Union soviétique en matière de désarmement, de tiers-mondisme, de non-alignement à l’extérieur à condition qu’on desserre l’étau sur l’Eglise. «Et Cyrille, le patriarche russe actuel, est le disciple de Nicodème», indique Colosimo

L’orthodoxie comme idéologie d’Etat

«En 1991, poursuit l’historien, il ne restait, sur les décombres du communisme, que deux organisations solides, le KGB et l’Église. La Russie est une grande puissance nucléaire mais un nain économique. Elle risquait de devenir un nain géo-politique. Tout le rêve de restauration impériale de Poutine – une forme de reconstruction tout à fait imaginaire – va jouer sur l’orthodoxie comme idéologie d’État. Et Cyrille va lui emboîter le pas. D’autant que le patriarcat de Moscou est la seule institution post-soviétique couvrant alors tout le territoire de l’Union soviétique. Poutine va instrumentaliser cette force diplomatique, que Cyrille va lui offrir sur un plateau.»

«L’Eglise, un néo parti communiste»

Cette alliance du religieux avec le politique est voulue: «Cyrille échange la rénovation des églises contre sa fidèle observance de la politique intérieure et extérieure de Poutine», détaille l’historien.

«Cyrille va offrir l’Église comme un néo parti communiste qui va combler le vide laissé par le parti. A partir de ce moment-là, l’Église devient une sorte de laboratoire de production idéologique. Elle est là pour confirmer l’État, pour faire taire les dissidents, moraliser le peuple. Elle sert aussi d’instrument d’influence à l’étranger en mettant ses réseaux extérieurs à disposition.»

Ligne de front

Les racines de la guerre en Ukraine sont multiples. Rappel historique: après les invasions barbares, les deux mondes, celui de Byzance (Istanbul actuel), et le monde carolingien sont devenus étrangers l’un à l’autre. «Leurs missionnaires sont se retrouver sur une ligne de front qui court de Riga, donc de la mer Baltique, à Split, en Croatie, au bord de la Méditerranée. Cette ligne est une ligne d’affrontement entre ces deux missions chrétiennes», selon l’historien des religions.

D’un côté, les Polonais, les Tchèques, les Croates, et de l’autre, les Biélorusses et les Serbes. D’un côté l’alphabet latin et de l’autre l’alphabet cyrillique. Cette ligne passe par Kiev et coupe l’Ukraine en deux: tout l’ouest du pays est catholique, soit 10% de la population, contre 70 à 80% d’orthodoxes dans le centre et l’est.

Les catholiques – en fait des gréco-catholiques, appelés aussi uniates – sont primitivement des orthodoxes qui ont rallié Rome quand la République des deux nations (Pologne – Lituanie) dominait la région au XVIe siècle. «Quand un empire avance, empire catholique avec les Austro-Hongrois ou luthérien avec les Prussiens, tout va bien. Mais quand c’est l’empire russe, ça devient violent. Donc les gréco-catholiques vont souffrir et garder une rancune contre la Russie. Et aujourd’hui, ils sont le fer de lance de la volonté de se tourner vers l’ouest de l’Europe», résume Jean-François Colosimo.

Mémoires blessées

La guerre en Ukraine prend donc place sur un territoire convoité, soumis à des intérêts d’empires en recomposition. «Ces zones impériales ont des identités très fortes souvent reconstruites au cours de l’histoire. Mais ces identités sont aussi flottantes sur le plan géographique et politique».

«L’Europe de l’est, c’est un autre Orient. Il y a une mosaïque d’interactions. On est sur un amoncellement de mémoires blessées. Et le facteur religieux joue comme un facteur très fort de reconstruction identitaire».

Ralliement raté

En envahissant l’Ukraine, «Poutine pariait sur le ralliement instantané des populations ethniques et linguistiques russes et aussi des orthodoxes. Or le contraire s’est produit». Et de rappeler qu’en 1991, 92% des Ukrainiens ont été favorables à l’indépendance de leur pays, et donc une très large majorité des orthodoxes.

«Ensuite, de plus en plus d’orthodoxes d’Ukraine ont eu du mal à vivre le fait que les autorités spirituelles étaient à Moscou et faisaient le jeu de Poutine. Un schisme s’est créé et en 2018, lorsque le patriarche de Constantinople, Bartholomée, a reconnu l’indépendance aux Ukrainiens». (cath.ch/bl)

Un auteur engagé
Jean-François Colosimo, 61 ans, est le directeur des Editions du Cerf à Paris. Spécialiste du christianisme orthodoxe, il a enseigné jusqu’en 2019 l’histoire de la philosophie et de la théologie byzantines à l’Institut Saint-Serge de Paris. Théologien reconnu, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de réflexion et de spiritualité. Il a notamment publié en 2008 L’apocalypse russe: Dieu au pays de Dostoïevski (Le Cerf) et en 2017 Aveuglements: religions, guerres, civilisations (Le Cerf), Prix 2018 des écrivains du sud, catégorie Essais. BL

Bernard Litzler

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