Victor Gaetan est un expert de la diplomatie vaticane. L’auteur de God’s diplomats, explique pourquoi le Vatican ne prend pas ouvertement partie dans le conflit ukrainien.
Quelles sont les spécificités de la diplomatie du plus petit État du monde, le Vatican?
Victor Gaetan: Les trois principes qui caractérisent la diplomatie du Saint-Siège sont le travail en coulisses, la création de liens pour le dialogue et la médiation. Pour la diplomatie du Saint-Siège, dialoguer signifie ne pas entrer en compétition avec l’interlocuteur ou essayer de le contester, mais avoir une indépendance et une objectivité absolues. Cela signifie une véritable médiation par l’écoute.
Comment la réponse du Saint-Siège au conflit en Ukraine s’inscrit-elle dans son approche diplomatique générale?
La réponse actuelle du Saint-Siège s’inscrit dans le cadre de son action diplomatique traditionnelle en cas de conflit. Par exemple, le pape et son équipe diplomatique, dirigée par le cardinal Pietro Parolin (Secrétaire d’État, ndlr), ne rejettent pas la responsabilité sur une partie spécifique. Ils travaillent également en coulisses afin de rapprocher les différentes parties, sans jamais s’engager dans une analyse ou une spéculation politique publique.
«Pour la diplomatie du Saint-Siège, dialoguer signifie ne pas entrer en compétition avec l’interlocuteur ou essayer de le contester.»
Je citerai par exemple la visite sans précédent que le pape François a effectuée le 25 février à l’ambassade de Russie près le Saint-Siège, d’où il s’est entretenu avec le patriarche Cyrille. Tout cela s’est déroulé dans le calme: nous avons appris que ce déplacement inhabituel avait eu lieu, mais le Saint-Siège n’a pas fait de commentaire. Cette visite a cependant jeté les bases de ce qui a été annoncé publiquement plus tard, le 16 mars, lorsque le Saint-Père a discuté (en visioconférence, ndlr) avec le patriarche Cyrille. Nous avons un compte-rendu très complet de la conversation, et les points échangés entre les deux hommes ont été rendus publics dans le monde entier. Pour en arriver à l’effet important produit par cette conversation, quelque chose de plus discret a dû se passer auparavant – en l’occurrence la visite sans précédent à l’ambassade de Russie.
Pourquoi l’appel entre ces deux chefs religieux est-il important dans ce contexte?
Il est important tout d’abord en raison du rôle de l’Église orthodoxe en Russie. Après le communisme, nous avons assisté à une renaissance du christianisme dans ce pays. Pour la première fois depuis plus de 100 ans, l’Église orthodoxe russe n’était plus soumise à l’État, mais travaillait en harmonie avec lui en matière de politique intérieure et extérieure. Le patriarche et l’Église orthodoxe de Russie ont donc une énorme influence sur l’État. Dans ce contexte, il est donc essentiel de le contacter et de tenter d’exercer une influence sur l’État russe par l’intermédiaire du Patriarcat.
La manière dont cela a été construit est également très importante. L’excellente relation que le pape François entretient aujourd’hui avec le patriarche Cyrille s’est construite depuis plus de 30 ans. Tout a commencé en 1988, lorsqu’une importante délégation du Vatican s’est rendue en Russie pour la célébration du millénaire (marquant les 1000 ans du christianisme orthodoxe russe, ndlr) et a rencontré le président Gorbatchev. Les relations entre le Vatican, la Russie et l’Église orthodoxe se sont poursuivies depuis 30 ans.
Cet appel officiel de François et de Cyrille a-t-il eu d’ores et déjà des répercussions plus larges?
Oui, un autre élément diplomatique très important est que, après la rencontre virtuelle du pape François avec le patriarche Cyrille, l’archevêque de Canterbury, Justin Welby, s’est également entretenu avec le patriarche. L’archevêque Welby a exprimé presque mot pour mot les mêmes préoccupations et inquiétudes, et a souligné la nécessité de la diplomatie.
Ceci est important car l’archevêque de Canterbury travaille absolument en tandem avec la Couronne britannique et le bureau du Premier ministre. Ces conversations ont plusieurs dimensions, car le Patriarche Cyrille communique aussi directement avec le président Vladimir Poutine. C’est l’une des caractéristiques de la diplomatie du Saint-Siège, et en particulier de celle du pape François: engager de multiples leaders religieux afin d’obtenir les mêmes résultats de paix, de préservation des sacrements, d’aide humanitaire à ceux qui se sentent dans des zones de guerre, etc. Cette stratégie de la diplomatie vaticane n’aurait pas pu être mise en œuvre si le pape ou le Secrétaire d’État avaient fait des déclarations publiques belliqueuses.
«Elle [la consécration de la Russie au cœur immaculé de Marie] a une forte valeur diplomatique.»
À la lumière de la décision du pape François de consacrer la Russie et l’Ukraine au Cœur Immaculé de la Vierge Marie, peut-on dire que la spiritualité s’intègre dans les outils diplomatiques utilisés par le Vatican?
C’est absolument significatif. La Russie a déjà été consacrée à la Vierge Marie par le pape Jean Paul II en 1984, puis réaffirmée en 1989 à un moment très important de la relation entre le Saint-Siège et le gouvernement de l’Union soviétique.
Alors pourquoi le pape François a-t-il décidé de revenir sur cette question maintenant ? Elle a une forte valeur diplomatique ainsi qu’une valeur spirituelle. Cela vient d’une demande des évêques catholiques romains d’Ukraine, qui ont signé une pétition pour que François fasse ce geste qui est beau et fascinant.
Depuis l’indépendance du pays, l’Église catholique romaine d’Ukraine a été assez mise à l’écart par l’Église gréco-catholique – l’Église orientale catholique du pays. Depuis cette époque, cette dernière s’est rapprochée des autorités locales et centrales, acquérant plus de propriétés.
Dès lors, ce que fait le pape François – selon mon interprétation des nuances diplomatiques – c’est reconnaître et faire ressortir la valeur historique de l’Église catholique romaine, qui se trouve être principalement d’origine polonaise en Ukraine.
Le Saint-Siège a également fourni une aide humanitaire importante. Comment cela s’inscrit-il dans la diplomatie du Vatican?
L’aspect humanitaire est assuré par le réseau de la Caritas, qui est pleinement engagée en Ukraine depuis le début de la guerre en distribuant de la nourriture, des médicaments, etc. Caritas travaille sur le terrain sans faire de distinction, elle aide tout le monde et est très bien organisée. Elle agit dans bien des situations où normalement les Nations unies ou d’autres institutions internationales pourraient s’impliquer.
Un autre outil ou instrument du Saint-Siège sont les «émissaires» qui sont envoyés sur le terrain. Ils ont trois dimensions: la dimension humanitaire, la dimension œcuménique et la dimension diplomatique. La dimension œcuménique signifie qu’ils rencontrent différents chefs religieux par exemple. La dimension diplomatique signifie qu’ils communiquent et recueillent des informations sur le terrain, par le biais de missionnaires, de dirigeants locaux, etc. Ils travaillent avec des cartes ethniques et linguistiques par exemple, plutôt que des cartes militaires. Tout cela est fait pour comprendre la réalité de la situation et est ensuite présenté au pape et à ses diplomates à Rome, pour les aider à prendre des décisions objectives.
«Le Saint-Siège agit de manière indépendante, totalement objective et dénuée d’intérêts.»
Ces dernières semaines, le pape François a envoyé les cardinaux Krajewski et Czerny en Ukraine pour montrer son soutien. Quelle est la signification de cette démarche, d’un point de vue diplomatique?
Cette démarche n’est pas sans précédent. Le pape François utilise souvent les cardinaux pour les envoyer dans des régions où se déroulent des négociations sensibles ou des réunions officieuses. Bien que les deux cardinaux concernés ne soient pas des diplomates, puisqu’ils ne font pas partie de la Secrétairerie d’État, c’est une autre façon pour le pape François d’exercer son engagement total et inlassable en faveur de la paix.
Diriez-vous que la diplomatie du Saint-Siège est unique?
Oui, elle est absolument unique. Le Saint-Siège n’a pas d’intérêts militaires ou matériels, il n’a pas de commerce. Son action découle uniquement de la loi naturelle, qui est imprégnée en chacun de nous, de savoir profondément ce qui est bon et ce qui est mauvais. Le Saint-Siège agit de manière indépendante, totalement objective et dénuée d’intérêts. Il a acquis une crédibilité, car il ne ment pas et n’induit pas en erreur. Il est crédible et digne de confiance, donc oui unique. (cath.ch/imedia/ic/bh)
Victor Gaetan
Originaire de Roumanie, Victor Gaetan est titulaire d’un doctorat en idéologie dans la littérature de l’université Tufts, aux États-Unis, d’une maîtrise de la Fletcher School of International Law and Diplomacy (MALD). Il est également titulaire d’une licence en études byzantines et ottomanes de l’université de la Sorbonne à Paris.
L’auteur de God’s diplomats – Les diplomates de Dieu – a été correspondant international pour le Catholic News Service et le National Catholic Register. Il contribue à la revue Foreign Affairs et au magazine America. Il a écrit depuis l’Asie, l’Europe, l’Amérique latine et le Moyen-Orient – des expériences qui lui ont permis d’établir de nombreux contacts avec le corps diplomatique papal, notoirement hermétique. Il a reçu de nombreux prix de la Catholic Press Association of North America et a écrit pour des publications laïques allant de Art & Auction au quotidien français Le Figaro. BH
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