«Je n’ai moi-même pas cru à la possibilité d’une agression russe contre l’Ukraine», admet Kristina Stöckl. Pour elle, le soutien explicite du patriarche Cyrille de Moscou à l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine trouve ses racines dans les dernières décennies de l’évolution de l’orthodoxie russe.
Kristina Stöckl était l’invitée le 16 mars 2022, d’un symposium à l’Université de Fribourg sur le rôle des Églises dans la guerre en Ukraine. Spécialiste en sociologie des religions, elle s’est penchée en particulier sur l’évolution de l’orthodoxie russe et a proposé une grille de lecture.
Comme la plupart des autres Églises, l’orthodoxie russe est parcourue par trois courants: les libéraux, ouverts au changement, à la modernité et à l’œcuménisme, les traditionalistes, soucieux de conserver l’héritage russe, et les fondamentalistes. Aujourd’hui les traditionalistes dominent et ont clairement marginalisé les deux autres courants qui n’ont plus d’espace pour s’exprimer.
A cette classification, on peut superposer une seconde couche d’analyse. L’orthodoxie russe se divise en trois secteurs: Une hiérarchie et une institution qui collaborent avec le pouvoir, une religion vécue avec une dissidence religieuse et une Église russe en exil, en Occident. Pendant la période soviétique ces trois mondes ne se touchaient pas, chacun a connu son évolution propre.
Une première rupture a lieu en 1988, encore avant la fin de l’URSS, où l’on célèbre avec faste le millénaire de la «Rus» de Kiev et de l’arrivée du christianisme dans le pays. A la faveur de cet anniversaire, on assiste à un mouvement de restauration et de restitution avec un fort rapprochement entre le pouvoir politique et l’orthodoxie.
La statistique religieuse est éloquente: en vingt ans, le nombres de gens qui se disent orthodoxes passe de 31% à 72% de la population et le nombre des athées ou sans religion tombe de 61% à 18%. Il n’y a plus de confrontation entre le citoyen et le croyant. La reconstruction complète à l’identique de la cathédrale du Christ Sauveur de Moscou, détruite par les communistes, en est une autre illustration.
Cette renaissance vaut aussi sur le plan théologique et intellectuel. Les jeunes prêtres peuvent se former à l’étranger, ils se confrontent aux autres confessions et à l’œcuménisme. L’Église russe commence à élaborer une doctrine sociale et se préoccupe des droits de l’homme.
Dans le même temps, des canaux de collaboration se développent avec l’appareil d’État russe, la société civile, les médias, l’armée. On commence à parler de ‘polyphonie’ ou de ‘symphonie’ dans l’Église et avec la société.
Mais le métropolite Cyrille, qui deviendra patriarche en 2009, prévient déjà en l’an 2000 (année de l’arrivée de Poutine au pouvoir, ndlr): Il s’agit de défendre les valeurs de l’identité culturelle et religieuse nationale russe face aux formes libérales de la civilisation occidentale. Selon lui, le débat théologique doit s’exercer contre le ‘melting-pot’ des cultures et des civilisations.
Pour Kristina Stöckl, l’Église russe passe ainsi, peu à peu, mais de manière toujours plus forte, sous l’égide des traditionalistes qui se battent contre les libéraux, les fondamentalistes et les velléités sécessionnistes des diasporas en Occident.
Un nouveau point de rupture arrive en 2012. Cette année est celle de la troisième élection de Poutine à la présidence de la Fédération de Russie. C’est une élection pénible, la plus difficile pour Poutine avec une forte contestation populaire, notamment à travers les manifestations des jeunes féministes, des ‘Pussy Riot’, qui n’hésitent pas à investir des églises pour clamer leurs revendications.
Pour les dignitaires orthodoxes, le blasphème est épouvantable. Le discours sur la défense des «valeurs» russes s’intensifie et se rigidifie. On obtient de l’État, une loi punissant l’atteinte aux sentiments religieux avec des peines de trois ans de prison.
La guerre du Donbass marque un nouvel épisode de cette radicalisation croissante. Les velléités d’indépendance de la région, qui ont aussi un arrière-fond religieux, sont soutenues par les traditionalistes.
La reconnaissance par le patriarche de Constantinople Bartholomée, en 2019, de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne indépendante marque le point culminant de la lutte.
Le patriarche Cyrille (avec Poutine) s’érige en défenseur global des valeurs chrétiennes. L’intervention russe en Syrie, par exemple, se fait au nom de la défense des chrétiens. Cette attitude trouve d’ailleurs une certaine approbation dans les courants conservateurs occidentaux, remarque Kristina Stöckl.
Le combat contre l’homosexualité, le mariage pour tous, la théorie de genre, l’avortement ou l’euthanasie, mais aussi l’islam et l’immigration soudent ces mouvements. Le mouvement anti-avortement en Russie est lancé avec le soutien de groupements pro-life américains. Dans le sens inverse, en Occident, des mouvements politiques tout à fait laïcs se ‘christianisent’ affichant désormais ouvertement des signes chrétiens. Ces groupes ont néanmoins été fortement désarçonnés par l’attaque de Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
Kristina Stöckl a conclu sa démonstration avec les images du patriarche Cyrille remettant, le 14 mars 2022, au commandant d’une unité militaire russe une icône de la Vierge de toute protection. Recevant l’image de ses mains, le chef militaire le remercie en affirmant sa volonté de combattre les nazis qui se cachent derrière les civils pour attaquer des jardins d’enfants et des écoles. La situation est ainsi totalement inversée.
Second invité du symposium, le dominicain polonais Zdzislaw Szmanda , actuellement à la paroisse Saint-Paul de Genève, qui a vécu et travaillé de nombreuses années en Ukraine, a lui aussi tenté d’éclairer ce concept de guerre ‘métaphysique’ qui semble aujourd’hui si aberrant. A travers un rapide survol historique, mais aussi des anecdotes de son expérience personnelle, il, a évoqué ce qui distingue la pensée et la mentalité russes.
Il a relaté d’abord une anecdote vécue par un de ses confrères visitant le monastère orthodoxe russe de la Laure de Kiev. Avisant un moine qui passait, le dominicain lui demande: «Combien êtes-vous ici?» Il s’entend répondre: «Ce n’est pas important!» Pour un moine russe les seules questions qu’on peut lui poser concernent le salut, le sens de la vie, la mort.
Le dominicain fait remonter la différence des mentalités russe et ukrainienne loin dans l’histoire, avec l’invasion des Tatars au XIIIe siècle, qui a séparé le pays en deux. La partie ouest se rapprochant de l’Occident et l’est restant liée aux Russes eux-mêmes sous la domination des princes mongols.
Après un large saut dans le temps, Zdzislaw Szmanda revient sur les traces laissées par l’époque soviétique. La société russe garde durablement un manque de confiance dans l’espace public. Elle a peur de s’exprimer ouvertement de manifester ses convictions. C’est ce qui explique en partie le soutien à Poutine.
Le dominicain pointe aussi les relations de l’individu à la communauté. En Russie le collectif domine et ce sentiment existe aussi bien chez les partisans que chez les opposants à la guerre. Alors qu’en Ukraine, l’individualisme à l’occidental s’est imposé.
Un certaine fatalisme semble aussi régner chez les Russes. «Ce n’est pas bien mais c’est nécessaire» est une réaction assez fréquente de l’homme de la rue face à la guerre en Ukraine.
Enfin, et la chose est loin d’être négligeable, les orthodoxes ne séparent pas la réalité terrestre de la réalité céleste. Pour eux, il s’agit d’un grand tout, placé sous l’autorité divine. L’Occident a de son côté évolué depuis longtemps vers l’autonomie des deux mondes.
Face à la guerre en Ukraine et surtout dans une perspective d’avenir, le dominicain regrette une occasion manquée qui aurait pu faire de l’Ukraine et de Kiev un pont entre le monde orthodoxe et le monde occidental. Ce d’autant plus que la population de l’Ukraine reste très religieuse.
Le patriarche Cyrille aura définitivement perdu les Ukrainiens, mais paradoxalement cette crise peut aussi pousser vers un renouveau de l’orthodoxie en Russie. Le dominicain veut voir un signe d’espoir dans la pétition de quelque 300 prêtres russes contre la guerre. Puisse cette petite voix finir par être entendue, conclut-il. (cath.ch/mp)
Maurice Page
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