Ouvert au Rwanda en 2015, le procès diocésain en béatification de la famille Rugamba a été clos en septembre 2021, lors d’une célébration solennelle à Kigali. Transféré à Rome, le dossier a été officiellement reçu par la Congrégation pour les cause des saints en février 2022.
A cette occasion, Jean-Luc Moens, délégué de la communauté de l’Emmanuel pour le suivi de la cause de béatification des Rugamba, leur consacre une biographie. L’auteur, qui a connu personnellement le couple et leur famille, revient sur leur itinéraire.
7 avril 1994, 9h du matin: Jean Luc Moens reçoit un téléphone du Rwanda. Son ami Cyprien Rugamba l’appelle pour lui dire que la situation est très tendue à Kigali. «On entend des tirs un peu partout. Nous avons passé la nuit en prière à la chapelle.» Une heure plus tard, nouvel appel: «Des soldats sont chez les voisins. Les balles sifflent…». C’est le dernier message qu’ils échangeront. Quelques instants plus tard, Cyprien et Daphrose Rugamba ainsi que six de leurs enfants et une nièce sont sauvagement exécutés dans la cour de leur maison. Le génocide du Rwanda vient de commencer.
L’annonce de la mort des Rugamba se répand comme une traînée de poudre. Cyprien est un homme très connu dans le pays, un grand intellectuel, un artiste de renom dont les chansons passent sur la radio nationale. Ses ballets attirent les foules. La consternation est générale. Leur réputation de sainteté est immédiate.
Pourtant, avant leur fin tragique, la vie du couple et de la famille Rugamba est loin d’avoir été toute rose.
Cyprien né en 1932, reçoit à sa naissance le nom de ›Sirikare’, soldat en kyniarwanda. Il deviendra Cyprien lors de son baptême en 1945. Enfant doué, il est rapidement repéré par les missionnaires. Il fréquente le petit séminaire de Kabgayi puis entre au grand séminaire de Nyakidanda en 1954. Son désir de devenir prêtre ne plaît pas du tout à sa mère, mais c’est une crise liée à la découverte de la philosophie qui l’éloigne de sa vocation et même de la foi.
La période du séminaire est aussi celle de la découverte du patrimoine culturel et artistique de son pays. Une passion qui ne le quittera plus et qui fera de lui un des plus grands spécialistes de la langue rwandaise. C’est encore à cette époque qu’il choisit le nom de Rugamba «homme du verbe».
De retour à la vie civile, le jeune Rugamba poursuit ses études à Bujumbura au Burundi puis à l’Université catholique de Louvain, en Belgique. C’est là qu’il apprend la mort de sa fiancée Xavérine noyée dans une rivière lors des massacres de 1963 qui ensanglantent sa région natale. Il ne l’oubliera jamais.
De retour au pays, Cyprien vit chez une de ses sœurs, Marthe, dont il est très proche. Ses parents lui trouvent un nouveau parti. Il s’agit de Daphrose Mukasanga, une jeune institutrice pieuse de 20 ans, qui est aussi la nièce de sa fiancée décédée. Le mariage a lieu en 1965.
Mais l’ombre de Xavérine et la présence de Marthe pèsent lourdement sur le jeune couple. Marthe accuse sa jeune belle-soeur d’avoir tenté d’envoûter son mari. Le sang de Cyprien ne fait qu’un tour, il décide de répudier sa femme et de la priver de leur bébé. Après huit mois de séparation et une médiation familiale, se sentant malgré tout un peu coupable, Cyprien accepte de reprendre sa femme. La réconciliation reste cependant fragile.
Daphrose profondément croyante veut pardonner à son mari et l’aimer malgré ses incartades. Plusieurs enfants arriveront dans le foyer, y compris une fillette que Cyprien a eu avec une autre femme et que Daphrose accepte et élève comme sa fille.
En 1974, Cyprien est nommé directeur de l’Institut national de recherche scientifique à Butare (INRS). A ce poste prestigieux, il développe ses qualités intellectuelles et artistiques. Il publie des poèmes, écrit des chanson populaires et fonde une troupe de ballet traditionnel Amasimbi n’Amakombe qui devriendra le ballet ›national’ du Rwanda et représentera le pays dans de nombreux festivals à l’étranger.
A début des années 1980 Cyprien tombe gravement malade d’un mal mystérieux: migraines, troubles de l’équilibre et de la vue, il ne peut souvent plus marcher et encore moins danser. Il reste de longues heures entièrement prostré. Ce sera le début de sa conversion. Prévenante et attentive, Daphrose trouve son réconfort dans la prière au sein du renouveau charismatique.
La maladie de Cyprien inquiète jusqu’au président Habyarimana qui décide de l’envoyer en Belgique pour se faire soigner. Mais dans l’avion qui le conduit à Bruxelles, Cyprien sent ses maux l’abandonner et à l’arrivée en Belgique il est guéri. Les médecins ne lui trouvent aucune pathologie.
Pour célébrer cette renaissance, il écrit une chanson et il se sent en quelque sorte «envahi par le Seigneur» comme il le racontera lui-même plus tard. «A partir de ce moment, le Seigneur n’a cessé de m’éclairer et de m’attirer». A l’étonnement de son entourage, il retrouve la foi de sa jeunesse et décide de mettre ses talents au service de l’évangélisation. Il suit sa femme dans le Renouveau charismatique. Cyprien et Daphrose deviennent un couple extrêmement uni, très complémentaire et rayonnant. Ils fondent ensemble plusieurs groupes de prière.
En 1988, Cyprien est invité en France pour visiter le CNRS. Lors de cette visite, il rencontre la communauté de l’Emmanuel. L’année suivante, pour leur 25 ans de mariage, Cyprien et Daphrose viennent à Paray-le-Monial pour une session du Renouveau charismatique. Dans le même temps il perd son poste de directeur de l’INRS à Butare et est muté dans un ›placard’ à Kigali auprès de l’Office national du tourisme.
Cyprien et Daphrose proposent de former une ›maisonnée’ c’est-à-dire un groupe de personnes de diverses vocations et états de vie qui se réunissent régulièrement pour la prière. Après une assez longue réflexion, le coupe décide enfin d’adhérer pleinement à la communauté de l’Emmanuel et de l’implanter au Rwanda. Ce qui est fait en 1991.
Mais le début des années 1990 marque aussi l’exacerbation des tensions ethniques au Rwanda, avec les première attaques militaires menées par le FPR (Front patriotique rwandais) dans le nord du pays. Cyprien qui refuse obstinément de s’impliquer dans ces luttes et dans la politique partisane est mal vu par les deux camps. «Nous sommes tous Rwandais, nous sommes tous enfants de Dieu», insiste-t-il.
Cyprien et Daphrose développent de nombreux activités d’évangélisation qui passent aussi par l’aide aux plus démunis. Daphrose crée un centre d’accueil pour les enfants des rues qui poursuivra ses activités avec le génocide.
Face au danger grandissant, Cyprien et Daphrose pensent à mettre leur enfants à l’abri. Le génocide qui se déclenche avec sa brutalité extrême le 7 avril 1994 ne leur en laissera pas le temps.
Après une nuit passée en prière au son des tirs sporadiques, Cyprien appelle le matin son ami l’ancien premier ministre Sylvestre Nsanzimana pour lui demander protection. Celui-ci lui promet de faire son possible mais arrivera trop tard. Il appelle aussi la MINUAR, les troupes de paix de l’ONU présentes au Rwanda.
Vers 10h30, un groupe de soldats de la garde présidentielle se présentent chez les Rugamba. Cyprien tente encore de négocier avec les assaillants en vain. Toute la famille rassemblée dans le jardin est abattue par des tirs d’armes automatiques. Cyrdard, 17 ans, échappe par miracle à la mort. Étendu au milieu des cadavres des ses parents et de ses frères, il fait le mort pendant que les tueurs s’éloignent. Lorsque l’ancien ministre arrive avec sa garde personnelle, il ne peut que fermer les yeux de ses amis. (cath.ch/mp)
Jean-Luc Moens: Cyprien et Daphrose Rugamba, une famille pour le ciel, Paris, 2022, 195 p. Editions de l’Emmnanuel
Maurice Page
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