Que peut faire le pape François pour l’Ukraine?

Certains observateurs sont surpris voire indignés face à la relative «prudence» manifestée par le pape François en rapport à la guerre en Ukraine. Devrait-il en faire plus? Sa marge de manœuvre est-elle limitée? Les avis sont partagés.

«Une guerre d’agression inacceptable». C’est ainsi que le pontife a qualifié les événements en Ukraine, lors de l’angélus du 13 mars 2022. Une parole forte, que beaucoup attendaient, en ce qu’elle désigne clairement un agresseur et un agressé. Mais est-ce suffisant? Après avoir agi de façon déterminée dès le début de conflit en se rendant immédiatement chez l’ambassadeur de Russie à Rome, l’attitude du pape est apparue plus effacée. Le pontife se contentant de condamner la guerre et d’appeler à la fin des violences.

«Personne ne croit vraiment que le pape François pourrait à lui seul faire plier le maître du Kremlin»

De nombreux observateurs, notamment catholiques, s’interrogent ainsi sur la réelle volonté et les possibilités pour François et le Vatican d’intensifier leur action en faveur de la paix.

Un monde désuni

«On n’arrête pas un ours agressif en lui remettant une note de protestation», notait dans une récente prise de position Barbara Hallensleben. La professeur de dogmatique et de théologie de l’œcuménisme à l’Université de Fribourg voulait ainsi souligner la difficulté de trouver une voie diplomatique dans l’épineux dossier ukrainien.

Mais si personne ne croit vraiment que le pape François pourrait à lui seul faire plier le maître du Kremlin, certains suggèrent qu’il aurait tout de même un certain nombre d’atouts à faire valoir. C’est en tout cas ce que suggère John Allen, du média catholique américain Crux. Le journaliste considère que le pontife pourrait faire une utilisation efficace de son «soft power» mondial. Il part du constat que, contrairement à la rhétorique du gouvernement américain, le monde n’est pas uni derrière la bannière anti-Poutine. Beaucoup de pays et de régions du monde affichent une prudente neutralité, voire soutiennent discrètement la Russie.

Les atouts du pape

Or, «si nous voulons que les guerres d’agression comme celle de l’Ukraine appartiennent au passé, il faudra vraiment que le monde entier se mobilise rapidement pour punir l’agresseur, note John Allen. Ce qui signifie que des acteurs mondiaux importants comme la Chine, les États du Golfe et au moins une partie de l’Afrique devront être impliqués».

Le journaliste américain estime ainsi qu’en la matière, le pape François a les moyens de faire pencher la balance. Il mentionne l’accord Chine-Vatican, qui «constitue un moyen de pression potentiel». Quant aux États du Golfe, le pape a fait de la sensibilisation au monde islamique une priorité essentielle, et il a gagné la gratitude de nombreux dirigeants musulmans. «Là encore, le moment est peut-être venu de mettre à profit cette bonne volonté et de voir ce qu’elle peut faire», relève John Allen.

«Il est peut-être temps d’appliquer une dose de ‘soft power’»

John Allen

Il rappelle en outre «la popularité légendaire» de François en Afrique. Le pontife s’est déjà rendu quatre fois sur ce continent. Le catholicisme est en outre en plein essor dans cette région du monde, et un effort concerté de la part des dirigeants catholiques africains, associé à un pape charismatique, pourrait faire la différence dans la façon dont les nations africaines choisissent de se positionner».

«Jusqu’à présent, la coalition anti-Poutine a surtout déployé son ‘hard power’, en armant les Ukrainiens et en appliquant des sanctions économiques», note le journaliste américain. «Il est peut-être temps d’appliquer également une dose de ‘soft power’». Et «le pape François est dans une position unique pour mener cet effort», estime-t-il.

L’art compliqué de la diplomatie

«Vu de l’extérieur, cela semble simple: pourquoi le pape François ne se rend-il pas en Ukraine? », interroge Anna Mertens, du média allemand Katholische Nachrichtenagentur (KNA). Pourquoi ne décroche-t-il pas son téléphone et n’appelle-t-il pas personnellement le président Poutine?».

«Le Saint-Siège a ainsi renforcé ses offres de médiation entre les belligérants»

Pour la journaliste allemande, la meilleure réponse est que «ce n’est en fait pas si simple». Le pape est en effet à la fois chef d’État et le guide spirituel de 1,3 milliard de catholiques. «L’homme de 85 ans, qui agit de préférence spontanément, doit choisir avec soin ses actions dans la guerre en Ukraine», note-t-elle. En fait, l’art du Saint-Siège est la diplomatie silencieuse et discrète. Prier publiquement pour la paix, modérer en secret et organiser l’aide, c’est ainsi que le cardinal secrétaire d’Etat Pietro Parolin a résumé la procédure. On veut avant tout éviter de donner l’impression que le pape se range trop vite d’un côté.

Anna Mertens relève également «la relation compliquée entre le patriarcat de Moscou et le Vatican». Avec environ 150 millions de fidèles, l’Eglise orthodoxe russe est de loin la plus grande Eglise nationale orthodoxe. Elle est considérée comme particulièrement fidèle au Kremlin. Les relations œcuméniques entre Rome et Moscou se sont améliorées depuis Benoît XVI, mais les fils de la relation restent ténus.

Des cardinaux de l’Est «au front»

Si François ne s’est pas rendu à Kyiv, la journaliste note qu’il a envoyé deux cardinaux de la Curie dans la région en crise – tous deux originaires d’Europe de l’Est – les cardinaux Konrad Krajewski et Michael Czerny.

Le cardinal Krajewski, ici visitant un centre de réfugiés en Pologne, compte se rendre partout où il sera possible» | DR

Anna Mertens estime que «le Vatican ne veut pas en rester là». Le Saint-Siège a ainsi renforcé ses offres de médiation entre les belligérants. Il peut soit soutenir le dialogue par ses soi-disant bons offices diplomatiques, soit faire un pas de plus et, en tant que médiateur, écouter d’abord les deux parties et proposer une solution de compromis. Mais sans la volonté des parties au conflit, «les offres en resteront là pour le moment», note la journaliste allemande.

Appeler une invasion une invasion

Le site vaticaniste Il Sismografo souligne également la complexité d’un éventuel exercice de médiation. «Des négociations entre quelles parties? Entre la Russie et l’Occident? Entre l’Ukraine et la Russie?».

«Le pape devrait mettre l’Église universelle au service du salut de l’humanité»

Il Sismografo

La plateforme italienne se montre critique envers l’imprécision des demandes faites par le Saint-Siège au Kremlin, lors de l’appel téléphonique du secrétaire d’Etat du Vatican Pietro Parolin au ministre des Affaires étrangères du russe, Sergeï Lavrov, le 8 mars. Le cardinal avait demandé la fin des attaques armées, la sécurisation des couloirs humanitaires et le démarrage de négociations. «Rien n’est dit sur les parties au conflit. Il mentionne ‘un territoire où une guerre est en cours’. Non! L’Ukraine n’est pas un territoire où se déroule une guerre. L’Ukraine est une nation et un peuple soumis à l’invasion russe pour l’effacer de la géographie ou pour l’assujettir». Et Il Sismografo d’avertir: «N’oubliez pas que les silences tactiques finissent par couler les vérités que l’on souhaite proclamer».

Mobiliser l’Eglise universelle?

Pour le média italien, «François a un pouvoir énorme et il doit le mettre au service du cessez-le-feu». Pour le site, le pontife devrait adresser un discours public à la Russie et à l’Ukraine, à leurs peuples et à leurs classes dirigeantes, se coordonner étroitement avec les Nations unies. Il devrait mettre en action son gigantesque réseau de prêtres, de religieuses, d’évêques, de cardinaux et de nonces et ses milliers d’institutions engagées dans la promotion humaine et l’assistance caritative «dans une œuvre de conviction planétaire». En bref, «le pape devrait mettre l’Église universelle au service du salut de l’humanité».

Des attentes importantes, alors que le bilan des interventions papales, dans l’histoire, se révèle plutôt mince. «Les papes ne possèdent pas de baguette magique dans ces situations, note John Allen. Paul VI a essayé de travailler en coulisses pour mettre fin à la guerre du Vietnam; Jean-Paul II a fait tout son possible pour tenter de persuader l’administration Bush de ne pas envahir l’Irak, et tous deux ont échoué». «Néanmoins, l’histoire se souvient au moins de ces efforts, et elle se souviendra aussi de la période actuelle, selon la façon dont François joue ses cartes», relève le journaliste américain. (cath.ch/crux/kna/ilsismografo/rz)

Raphaël Zbinden

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