Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #11

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Au 18e jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les villes de Marioupol et Odessa sont toujours cernées par l’armée de Vladimir Poutine. Une base militaire située près de la frontière polonaise dans l’ouest de l’Ukraine – jusque là relativement épargné par les frappes russes – a été bombardée dans la nuit, faisant au moins 35 morts selon les autorités locales, tandis que le sud du pays continue d’être pilonné et que Kiev craint un encerclement.

Chères sœurs et chers frères,

Quelques jours se sont déjà écoulés depuis ma dernière lettre. Cette interruption ne signifie pas que quelque chose de tragique nous est arrivé. C’est plutôt le contraire. J’ai finalement réussi à me rendre à Fastiv. Les conversations avec mes frères Misha, John, Paul et Igor, avec mes sœurs dominicaines Damion, Monica, Augustine et Gala, ainsi qu’avec les merveilleux bénévoles qui travaillent à la Maison de Saint-Martin, Vera, Katia et Sophie, pour n’en citer que quelques-uns, commençaient déjà à me manquer.

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La guerre brutale et terrifiante

Les conversations téléphoniques ne peuvent pas remplacer les rencontres réelles, après tout. Le trajet jusqu’à Fastiv, environ 80 km, a été paisible. S’il n’y avait pas les checkpoints, les contrôles de documents et toutes sortes d’obstacles qui ont été construits aux entrées de la ville, on pourrait dire qu’il n’y a pas de signes de guerre. Mais la guerre est manifestement là et elle est assez proche de Kiev et de Fastiv. Et elle est très brutale et terrifiante. La nuit, à Fastiv, on pouvait entendre des explosions lointaines. J’ai dû dormir très profondément, car ce n’est que le matin que Misha m’a appris qu’il y avait eu une alarme et que les sirènes avaient retenti. Un autre exemple du proverbe: moins on en sait, mieux on dort.

La cathédrale Sainte-Croix de Fastiv

Le prieuré dominicain de Fastiv, un bâtiment très simple a été donné aux Dominicains dans les années 1990 par une entreprise de construction. Il s’agit en fait d’un logement temporaire légèrement amélioré pour l’équipe qui travaillait sur les chantiers. Les conditions sont très simples, mais les pères qui y vivent ont toujours été réticents aux améliorations, préférant investir leurs moyens dans la restauration de l’église, ou dans la construction de la Maison de Saint Martin, qui est devenue un grand centre d’aide pour les nécessiteux.

Des messages du monde entier

Dans une minuscule chapelle du prieuré, nous avons célébré la liturgie des heures. Devant nous se trouvait le crucifix représentant le Christ mourant sur la croix et deux statues représentant saint Dominique et sainte Catherine de Sienne agenouillés devant la croix. Ces vieilles figures proviennent d’une église ou d’un prieuré dominicain, elles sont même antérieures à la seconde guerre mondiale. Je me souviens que le Père Misha et moi les avions achetées à un vendeur d’antiquités à Chortkiv. Aujourd’hui, nous sommes à nouveau confrontés à la guerre, et les frères louent Dieu devant ces mêmes statues. Lorsque je priais, je pensais à la Famille dominicaine. Nous recevons ces jours-ci tant de lettres et de messages de frères et sœurs du monde entier. Tant de signes de solidarité, de compassion, et d’assurances de prières et de jeûnes pour l’Ukraine.

Célébration de la liturgie des Heures dans une minuscule chapelle du prieuré | © J. Kraviec

Aujourd’hui, nous avons lu dans le bréviaire l’homélie de saint Léon. Le grand pape nous encourage à ne jamais avoir honte de la croix. «Personne ne doit craindre de souffrir au nom de la justice; personne ne doit perdre confiance dans la récompense qui a été promise. Le chemin du repos passe par le labeur, le chemin de la vie passe par la mort.» Ces derniers jours, des mots comme ceux-ci apportent force et espoir.

Après la messe, je suis allé avec le Père Paul prendre un café à la Maison de Saint Martin. Dans la cafétéria, nous avons rencontré une des familles qui s’est déplacée à Fastiv pour le temps de la guerre. Une mère et trois enfants. Les petits mangeaient des biscuits colorés – très contents en ce dimanche matin. Un autre nouveau locataire de notre maison s’est joint à notre table, un chat de la race des sphinx. Pour moi, il est très exotique. Avec une certaine méfiance, il a commencé à s’approcher de moi. Je pense qu’il avait faim. Ou peut-être que la compagnie des humains lui manquait, comme un grand nombre d’animaux abandonnés par leurs propriétaires pendant la guerre. Un moment plus tard, les portes se sont ouvertes et une petite fille a jeté un coup d’œil dans la pièce. Essoufflée, elle a crié en russe: «Avez-vous vu un chat noir?» «Non», avons-nous répondu. «Ce n’est pas grave», a-t-elle soupiré, et elle a continué.

Des mères seules et des enfants

Peu après, une mère et un fils sont arrivés. Au menu du petit-déjeuner, il y avait du bortsch ukrainien. Le jeune garçon ne voulait clairement pas en manger. Sa mère a commencé à le nourrir. Je lui ai proposé une chaise: «S’il vous plaît, asseyez-vous. Ce sera plus facile.» Elle m’a remercié et a souri. La tristesse se lisait sur son visage. Tout comme sur le visage de nombreuses autres mères que j’ai rencontrées aujourd’hui à Fastiv.

Sur le chemin du retour au prieuré, le Père Paul a été arrêté par une autre dame. Elle était également accompagnée d’un petit garçon. «Pouvons-nous nous inscrire ici pour l’évacuation vers la Pologne?» a-t-elle demandé. Paul lui a expliqué que ce serait possible demain. Elle nous a remerciés et a demandé si elle pouvait inscrire quelqu’un d’autre en plus d’elle et de son fils. Au moment de partir, elle a ajouté: «Nous sommes de Donetsk. De Horlivka. Nous avons déjà échappé à la guerre une fois, et maintenant nous nous échappons à nouveau.» Sa ville a été rattrapée par les séparatistes russes en 2014 et est devenue une partie de la soi-disant République populaire de Donetsk. Il y a beaucoup de familles de ce type, des mères seules, des enfants, qui doivent constamment courir pour leur vie.

Les bénévoles s’activent à trier l’aide alimentaire qui arrive de toute l’Europe | © J. Kraviec

Les frères de Fastiv ont aidé à évacuer 972 personnes depuis le début de la guerre. Une grande partie d’entre elles sont déjà en sécurité en Pologne. D’autres ont rejoint l’ouest de l’Ukraine. J’ai pu voir des entrepôts avec l’aide humanitaire arrivant à Fastiv depuis l’Ukraine et toute l’Europe. Nous ne pourrions rien faire sans vous tous. Merci.

«Ces jours-ci, la normalité la plus simple prend une signification inhabituelle.»

En quittant Fastiv, j’ai pris avec moi quelques miches de pain fraîchement cuites. Encore une fois, l’odeur du pain dans ma voiture! Bien que l’odeur ait été un peu brisée par celle de l’essence que je garde dans des bouteilles. J’en ai en effet acheté en chemin pour avoir du carburant pour un générateur d’électricité. J’espère qu’il fonctionnera! Mon retour a pris quelques longues heures car à l’entrée de Kiev, chaque voiture doit être contrôlée. D’un autre côté, il est réconfortant de savoir que nous avons toujours accès à la ville et que nous avons encore de la nourriture. Les Russes n’ont pas réussi à nous encercler.

J’ai transmis quelques miches de pain du Père Misha à l’ambassade de Pologne. J’ai pris le thé avec l’ambassadeur polonais qui, à part le nonce apostolique, est le seul diplomate européen encore présent à Kiev, et peut-être le seul du monde entier. On m’a remis quelques objets qui pourraient être utiles pour aider les gens. Pendant notre conversation, nous sommes restés près de la fenêtre. Nous avons été surpris et très heureux de voir les employés des services municipaux de Kiev balayer les rues. Comme au bon vieux temps, comme si la guerre n’avait jamais eu lieu. C’est très beau. Ces jours-ci, la normalité la plus simple prend une signification inhabituelle.

«Nous avons honte d’être russes»

Je voudrais terminer par le témoignage étonnant des catholiques de Russie. Quelqu’un en a fait part aujourd’hui en chaire. J’en ai été très ému. Si par miracle son auteur lit cette lettre, je voudrais le remercier pour ses paroles courageuses et humbles. Vous êtes une personne noble. Que les paroles du Christ s’accomplissent dans votre vie: «Si vous restez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres.» (Jn 8, 31) …Bien que, après ce que vous avez écrit, ces paroles s’accomplissent déjà dans votre vie.

«Nous prions pour vous. Nous avons honte! Nous avons honte! Nous avons honte d’être Russes. Pour toute ma vie maintenant, je me sentirai coupable devant la nation ukrainienne. Je n’ai jamais voté pour Poutine; je suis allé à toutes les manifestations légales et illégales pour soutenir l’Ukraine, mais je n’ai toujours rien pu faire. Je voudrais demander à tous les Ukrainiens de me pardonner pour tous les crimes qui sont aujourd’hui commis aux mains des Russes. Mais qui a besoin de ma contrition si des gens souffrent et meurent encore en Ukraine. Tous les Russes commettent aujourd’hui le péché inamovible de Caïn, et aucune explication n’y fera rien. Je comprends qu’il s’agit là de mon opinion personnelle et que beaucoup de gens, même ceux qui partagent mon point de vue, seront consternés. Néanmoins, un certain nombre de générations de Russes devront porter la responsabilité de ces atrocités. Je veux l’écrire ouvertement. Si vous voulez le publier, je serai satisfait. Ne cachez pas mon nom, je n’ai pas peur. Nous prions pour vous et pour toute l’Ukraine. Que Dieu vous donne la paix et le bonheur!»

Avec mes salutations et ma demande de prière,

Jarosław Krawiec OP,

Kyiv, Dimanche 13 mars 2022, 19h30

Bernard Hallet

Portail catholique suisse

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