Auteur d’une biographie de Jean Paul II et du livre Le pape qui a vaincu le communisme (Ed. Perrin, 2019), il souligne que du point de vue de Moscou, le Vatican ne peut pas être considéré comme une instance neutre, compte tenu de la place importante de l’Église catholique en Ukraine.
Propos recueillis par Cyprien Viet, I.MEDIA
Face à cette offensive russe en Ukraine, le Saint-Siège s’est-il retrouvé dans le même état de sidération que les diplomaties des pays occidentaux?
Bernard Lecomte: Je pense que oui. Lors de mes venues au Vatican, cela m’a toujours frappé de voir qu’il y avait très peu de personnes qui connaissaient bien l’URSS ou qui connaissent aujourd’hui la Russie. Ce pays fascine tous les papes, mais il y a très peu de spécialistes au sein de l’appareil diplomatique du Saint-Siège. Ils ont donc probablement été sidérés par ce qui se passe.
Vue de Rome, la crise ukrainienne reste donc difficile à interpréter?
Le problème, c’est que le christianisme en Ukraine présente un paysage extrêmement complexe, avec essentiellement trois entités différentes, entre l’Église orthodoxe autonome, l’Église orthodoxe demeurée sous la juridiction de Moscou, et les catholiques. Avec la guerre, on voit que l’Église dépendant du Patriarcat de Moscou s’oriente vers une sécession, c’est une évolution fondamentale.
Mais si l’Ukraine résiste à ce point, c’est surtout grâce aux catholiques de l’ouest qui ont toujours été radicalement opposés au communisme, et qui se situent aussi en opposition vis-à-vis du patriarcat de Moscou, cette «troisième Rome» dont ils se sont détachés en 1596.
C’est un paysage très complexe dans lequel la diplomatie vaticane a du mal à se mouvoir, car elle ne peut pas assumer une position neutre. Le pape voudrait établir des contacts avec Moscou, comme l’a prouvé sa visite à l’ambassade de Russie, qui était un geste spectaculaire, mais, du point de vue russe, il ne peut pas être perçu comme impartial.
Quand on parle des relations entre le Saint-Siège et les pays de l’ex-bloc soviétique, on utilise souvent le mot «Ospolitik«. Comment définir ce terme et comment cette stratégie s’est-elle déployée?
C’est un terme allemand qui se rapporte d’abord à la politique de l’Allemagne de l’Ouest vis-à-vis des pays communistes dans les années 1960-70, mais il est aussi appliqué à Jean XXIII et Paul VI lorsqu’ils assouplirent l’approche du Vatican vis-à-vis de Moscou.
L’un des symboles de ce changement fut la présence d’observateurs russes lors du Concile Vatican II. Par ailleurs, lors du 80e anniversaire de Jean XXIII, en 1961, il avait reçu un télégramme de félicitations de Khrouchtchev et il avait reçu la visite de son gendre, Alexei Adjoubei, qui était le rédacteur en chef des Izvestia (l’un des principaux quotidiens moscovites, NDLR). C’était absolument inouï pour l’époque.
Ensuite, sous le pontificat de Paul VI, le Vatican s’est orienté vers une «politique des petits pas». Il s’agissait d’envoyer des prélats pour rencontrer officiellement les autorités communistes locales, afin d’obtenir quelques compromis notamment pour les nominations d’évêques, et pour la réouverture de quelques églises.
Combien de temps cette stratégie risquée a-t-elle perduré?
C’était une discussion avec l’ennemi, dans un contexte extrêmement dur pour l’Église catholique, marquée notamment par les persécutions subies par les cardinaux Mindszenty en Hongrie, Slipyj en Ukraine soviétique, et Wyszynski en Pologne.
Cependant, l’Ostpolitik a été assumée par la diplomatie pontificale, notamment en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Elle a été portée dans les années 1970 par Mgr Casaroli qui en a été la figure la plus symbolique. Mais quand Jean Paul II a été élu, il a mis en coup d’arrêt à cette politique en disant, en substance : «Stop! On ne pactise pas avec l’ennemi. On n’a que des coups à prendre.»
Mgr Casaroli a donc dû accepter de changer de stratégie. Jean Paul II a expliqué l’avoir nommé comme secrétaire d’État pour donner le signal d’une continuité, pour ne pas affoler l’Est, mais dans les faits, il assumait un rapport de force avec les pays communistes.
Sous Jean Paul II, il y avait donc une sorte de «jeu de rôles» entre le pape qui assumait la confrontation, la dimension prophétique, et la Secrétairerie d’État qui assumait une recherche de compromis et un certain pragmatisme politique?
Oui, tout à fait, mais le patron c’était quand même le pape. Lors d’un voyage, Jean Paul II avait fait l’éloge appuyé de Casaroli en disant que son secrétaire d’État faisait «90% du travail». Mais le reste, c’était le plus important : les voyages, les encycliques, etc…
En réalité, c’est le pape qui donnait le ton. Il a d’ailleurs affolé les diplomates du Vatican en annonçant qu’il irait en Pologne dès le début de son pontificat, et ce fut un événement absolument colossal. Il y avait donc un partage des tâches, mais qui n’était pas à parts égales.
Est-ce que, depuis la mort de Jean Paul II, le déclin de la présence slave dans l’appareil diplomatique du Vatican a provoqué un désinvestissement sur cette région du monde?
Sous le pontificat de Jean Paul II, tous les couloirs du Vatican ont été remplis de prélats venus de l’Est, c’était spectaculaire. Ensuite, à partir de Benoît XVI, il y a eu une rotation, ce qui est normal. Il n’y a désormais plus ce tropisme est-européen.
On a surtout compris, depuis 2013, que François n’a pas cette sensibilité européenne qui marquait tous les papes précédents. Il ne connaît pas bien les subtilités de l’Ukraine.
Et même si lui, personnellement, voudrait être au-dessus de la mêlée, du point de vue russe, il est forcément considéré comme le chef des Ukrainiens de l’Ouest. Sa position est injouable, car s’il joue par ailleurs la carte des contacts avec le Patriarcat de Moscou, il froisse les orthodoxes de l’Église autocéphale.
Peut-on imaginer quelle aurait été l’attitude de Jean Paul II face à une telle crise?
Jean Paul II, qui connaissait parfaitement l’Ukraine, se serait probablement d’abord adressé aux catholiques ukrainiens pour les conforter, puis, dans un second temps, il aurait adressé un message de charité aux orthodoxes.
Il a été un pape slave étincelant, un formidable fédérateur, avec son insistance sur le thème de la «solidarité». Mais pour comprendre la situation des pays d’Europe de l’Est, il faut vraiment venir de ces terres, ou du carrefour de ces pays comme c’était le cas du cardinal Koenig (l’archevêque de Vienne, en Autriche, de 1956 à 1985, NDLR).
Quelles étaient les relations de Jean Paul II avec Moscou?
Avant la chute du mur de Berlin, il était le défenseur inlassable des droits de l’homme à l’Est et de la réunification de l’Europe, et cela lui a permis d’avoir des convergences avec Mikhaïl Gorbatchev. Le 1er décembre 1989, quand il a reçu le leader soviétique au Vatican, ce fut un évènement considérable.
Les deux chefs d’État se sont alors accordés sur le concept de «Maison commune européenne». Sur le moment, cette idée qu’on puisse dresser des passerelles entre les deux parties de l’Europe était enthousiasmante.
Le dirigeant soviétique, visiblement ému, avait dit spontanément à Jean Paul II : « Je vous invite très chaleureusement à Moscou ». Il avait présenté le pape à son épouse en lui disant : « Raïssa, je te présente l’un des hommes les plus importants du monde, et il est slave, comme nous ! ». Il était enthousiaste comme un enfant !
Et Jean Paul II rêvait d’aller à Moscou, mais il a été bloqué par le patriarcat de Moscou, qui le détestait et qui se situait sur une ligne très anti-catholique. Gorbatchev n’avait pas compris la règle du jeu du point de vue de l’Église orthodoxe.
Plus récemment, Vladimir Poutine a rencontré les papes à plusieurs reprises, Jean Paul II, Benoît XVI et François. Quel est le regard des dirigeants russes sur le Vatican?
Gorbatchev et Eltsine avaient un respect pour la figure du pape. Vladimir Poutine, lui aussi, le considère comme une personne très importante.
Lors de ses rencontres avec les papes successifs, Vladimir Poutine était content de se montrer comme un défenseur des valeurs chrétiennes. Il est à à la tête d’un pays immense, donc, sur un plan politique et culturel, il avait un intérêt à avoir de bonnes relations avec toutes les religions présentes dans son pays, et pas seulement avec l’orthodoxie et l’islam.
À travers ces rencontres avec les papes, il ne s’agissait donc pas «d’endormir l’Occident», même si c’est un axe fondamental de sa diplomatie depuis le début de sa présidence. L’enjeu était plutôt de cultiver ses liens avec les catholiques, même s’ils sont peu nombreux en Russie. (cath.ch/imedia/cv/mp)
Maurice Page
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