I.MEDIA
Ces onze religieuses, originaires du monde entier et de diverses congrégations, ont été abusées pendant leur parcours de foi. Plusieurs d’entre elles ont choisi de renoncer à la vie en communauté. Le journaliste de Vatican News, le média officiel du Saint-Siège, raconte à l’agence I.MEDIA ce qu’il a appris en levant «le voile du silence».
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre?
Salvatore Cernuzio: Ma source d’inspiration a été la rencontre avec une amie entrée dans un monastère cloîtré et qui ensuite en est sortie. Je l’ai retrouvée après tant d’années dans un état très différent, presque dramatique. Puis, il y a eu des articles. Les premières à avoir lancé l’alarme ont été Donne, Chiesa, Mondo [le mensuel féminin de l’Osservatore Romano, ndlr]. Elles ont publié une interview du cardinal João Braz de Aviz, [préfet de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée, ndlr.], dans laquelle il parlait notamment de la maison voulue par le pape François pour aider les ex-religieuses. Plus tard, dans La Civiltà Cattolica [la revue des jésuites italiens, ndlr.], est parue l’enquête du Père Giovanni Cucci sur les abus de conscience et de pouvoir dans les communautés féminines. Là, je me suis demandé combien de femmes religieuses étaient maintenant dans la rue et avaient peut-être besoin de parler.
Comment le livre se présente-t-il?
La structure, qui est presque un journal intime de chacune de ces femmes, est apparue naturellement. J’ai essayé d’être aussi objectif que possible et je ne voulais pas tout orienter sur les abus sexuels. Le message que ce livre veut apporter, ce que disent ces femmes, est qu’il existe des abus, outre les abus sexuels, qui sont tout aussi néfastes pour la dignité humaine, comme les abus psychologiques, les abus de pouvoir ou de conscience.
«Ces femmes étaient traitées comme des mineures, comme si elles avaient des capacités limitées»
Chaque histoire du livre représente un des macro-problèmes qui affligent la vie consacrée: le harcèlement moral, le racisme, les violences sexuelles ou bien les maladies ignorées, non-traitées.
Comment caractériseriez-vous l’abus spirituel?
L’abus spirituel est le symptôme d’un système qui est malade. La racine, à mon avis, est ce syllogisme que j’ai entendu plusieurs fois dans ces expériences: «Tu ne veux pas obéir, donc tu n’es pas sainte, donc tu n’as pas la vocation». Cela bloque la maturation spirituelle et psychologique d’une personne. Ces femmes étaient traitées comme des mineures, comme si elles avaient des capacités limitées, ou peut-être comme des rebelles, simplement parce qu’elles s’opposaient ou contestaient un ordre; parfois seulement parce qu’elles avaient suggéré l’idée d’étudier ou de consulter la constitution de leur ordre. L’idée qu’on soit toujours obligé d’obéir aveuglément peut être un premier pas vers l’abus de pouvoir.
En entendant ces histoires, j’ai également été frappé par la manière dont ces abus psychologiques, de pouvoir ou spirituels se sont déroulés dans des situations de vie normales. Une femme a raconté qu’elle avait eu un problème de santé objectif, une dépression. Mais l’attitude de ses consœurs était de dire que c’était peut-être de sa faute, qu’elle n’avait peut-être pas assez prié, qu’elle devait peut-être intensifier sa vie spirituelle ou son travail.
«Le concept d’autorité doit être repensé et il faut peut-être insérer de nouvelles figures de tutelle»
Il s’agit d’une forme subtile d’abus visant à faire en sorte que la personne se sente encore plus coupable et victime. À qui demander de l’aide dans cette situation? Une femme m’a dit: «Il n’y avait pas de ciel pour moi»; j’imagine qu’elles ont toutes été dans cette situation.
Qu’est-ce qui, selon vous, facilite ces types d’abus?
Les racines de beaucoup des maux sont la fermeture et le cléricalisme: le cléricalisme parce qu’il est une dissimulation d’une grâce supérieure au dépens d’une fonction; et la fermeture, parce qu’elle empêche de s’engager dans un dialogue, interne et externe.
Elizabeth, l’un des témoins du livre, raconte que de nombreux ordres ont gardé un rapport à l’autorité antérieur à Vatican II. L’Église a fait de grands progrès, mais certains ordres ou institutions ne se sont pas mis à jour. Ils en sont par exemple restés à une idée désuète selon laquelle la Mère tient entre ses mains la vie des sœurs et peut donc en disposer comme elle le souhaite.
Le concept d’autorité doit être repensé et il faut peut-être insérer de nouvelles figures de tutelle et d’accompagnement qui peuvent être des personnes avec qui parler. Le problème, c’est que c’est souvent la même personne qui cumule tous les rôles: la mère fondatrice est aussi l’économe, la maîtresse des novices, etc.
À votre avis, certaines des situations décrites dans votre livre reflètent-elles un problème plus général concernant l’attitude de l’Église envers les femmes?
À mon avis non, c’est tout le contraire. Certains ordres sont restés comme des mondes à part. Il est vrai que l’Église a beaucoup de travail à faire sur le rôle des femmes, le pape lui-même l’a dit et a essayé d’agir, mais beaucoup d’ordres ou d’institutions religieuses n’ont pas bougé sur ce point. Ils continuent à s’en tenir à des règles et des traditions anachroniques. Je ne dirais pas que c’est un problème de l’Église mais de certains milieux.
En fait, ces femmes ne dénoncent pas l’Église en tant qu’institution. Elles dénoncent cette situation, cette blessure, qu’elles ont vécues au sein de l’Église. Ces abus sont comme de petits cancers qui se sont glissés dans le corps de l’Église.
Elles se sont senties isolées parce qu’elles ont vécu une intrusion dans leur relation avec Dieu, dans leur vocation.
«Il y a beaucoup de soins et d’accompagnement dans le discernement quand il faut faire entrer les gens, mais il n’y a pas le même soin dans le cas où des religieuses partent.»
Sœur Nathalie Becquart, dans la préface du livre parle, d’un antidote à ce mal: le style synodal. Ce chemin, initié par le pape, peut être une grande opportunité, comme une ardoise vierge qui, nous l’espérons, sera utilisée de la bonne manière. Chacun peut profiter de cette occasion pour faire entendre sa voix et, éventuellement, provoquer un changement.
L’Église, comme le dit le pape François, doit écouter. La tragédie des abus sexuels nous a fait prendre conscience que souvent il a manqué l’écoute des victimes et des personnes qui ont souffert. La première étape consiste à accorder de la crédibilité à ce qui est dit, de tous côtés, sans rien prendre pour acquis.
Quels instruments l’Église et/ou le Vatican offrent-ils pour soutenir les femmes religieuses qui se trouvent dans ces situations d’abus?
Ceux qui ont eu le courage de s’adresser à la Congrégation pour les instituts de vie consacrée ont reçu un soutien et, dans certains cas, des commissaires ont également été envoyés. Le dicastère fait ses propres enquêtes et visites apostoliques. Mais à mon avis, le problème se situe un peu avant. Les cas énumérés dans le livre sont des problèmes humains qui doivent d’abord être résolus en interne, dans les ordres et institutions eux-mêmes, avant de se tourner vers le Vatican.
Quand une religieuse sort finalement de sa communauté, quel soutien reçoit-elle?
«L’ex-sœur» est, disons, encore un phénomène assez peu connu, contrairement peut-être à «l’ex-prêtre». Ainsi, à part les cas individuels de personnes ou de communautés qui ont pris en charge certaines femmes, ou bien des organisations comme le projet des Missionnaires Scalabriniens [qui accueillent dans deux maisons à Rome des femmes en détresse, ndlr.], je n’ai pas entendu parler d’autres soutiens, du moins à Rome.
Il y a beaucoup de soins et d’accompagnement dans le discernement quand il faut faire entrer les gens, mais il n’y a pas le même soin dans le cas où des religieuses partent.
Le soutien varie également en fonction de la situation. Pour une jeune fille italienne qui quitte un monastère ou un couvent, c’est plus facile de rentrer chez elle, dans sa famille. Elle ne vit pas le même drame qu’une femme étrangère qui se trouve en Italie avec un permis religieux, et non un permis de séjour, et ne sait pas comment le transformer.
Ensuite, beaucoup de femmes sont entrées très jeunes dans ces instituts, elles n’ont pas de compétences professionnelles, elles ne savent pas comment travailler.
Que pouvez-vous nous dire sur les deux maisons tenues par les Missionnaires Scalabriniens à Rome?
Le travail que ces missionnaires font est précieux car il aide les femmes non seulement à guérir leurs blessures mais aussi à se réinsérer dans la société. Cependant, ce projet est vaste, il concerne toutes les femmes, laïques ou religieuses.
Peut-être aurions-nous besoin d’un service plus spécifique apporté à ces ex-religieuses. Mais ce qui est important, c’est que ces structures ne soient pas considérées comme une voie de garage. Elles doivent garantir un soutien et un accompagnement global, tant sur le plan spirituel qu’économique, psychologique et professionnel. (cath.ch/imedia/ic/rz)
* Il velo del silenzio. Abusi, violenze, frustrazioni nella vita religiosa femminile, editions San Paolo, 208p , avec une préface de Nathalie Becquart, sous-secrétaire du Synode des évêques.
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