«L’âne Babalou est mort». La nouvelle a fait les gros titres de la presse fribourgeoise le 14 décembre 2020. Il avait porté saint Nicolas lors de 17 cortèges annuels du saint patron de Fribourg, fêté le 6 décembre. Il était sans doute le seul animal de ferme dont la mort a été relatée dans les médias locaux.
Babalou et ses prédécesseurs ont offert leurs services pour une fête de la St-Nicolas existant dans sa forme actuelle à Fribourg depuis 1906.
L’idée de placer le saint sur un âne provient de traditions existant depuis des siècles dans plusieurs endroits d’Europe. On trouve des fêtes et des cortèges de saint Nicolas surtout dans la région rhénane, explique à cath.ch Nadine Cretin, historienne française spécialiste des traditions.
La pratique de placer «l’avatar» de l’évêque de Myre sur un équidé est probablement inspirée de la mythologie germanique. Le saint thaumaturge d’Asie mineure, dont le culte est très ancien, a été associé rapidement en Europe du Nord au dieu Odin, également doté de pouvoirs miraculeux. Ce dernier avait l’habitude de se promener dans le ciel sur un cheval à huit pattes.
A l’instar du dieu nordique, Nicolas s’est ainsi retrouvé sur un élégant destrier, même s’il ne volait pas et avait moins de membres. Dans de nombreuses régions, notamment francophones, on a ensuite opté pour un âne, pour des raisons de facilité, suppose Nadine Cretin. Dans les zones néerlandophones, «l’ancêtre» du Père Noël monte encore un cheval.
Une autre légende dit que le père des trois enfants assassinés par le boucher et revenus à la vie par l’intercession de Nicolas de Myre aurait offert un âne à l’évêque pour le remercier.
Le choix de l’âne est sans doute aussi venu de sa faculté de plaire aux enfants, dans des manifestations au fort accent familial. Car le bourriquet a l’image d’un animal doux, pacifique et courageux.
Mais pas seulement. Car la culture occidentale entretient avec lui une relation fort paradoxale. De multiples expressions dans les langues européennes font passer ce mammifère pour stupide, entêté, voire lubrique.
Une ambivalence qui touche l’équidé depuis des temps immémoriaux, et qui se retrouve dans les tous premiers textes de l’Ancient Testament, souligne l’abbé Jacques Rime. Le curé de Grolley-Belfaux-Courtion, historien et fin connaisseur de la Bible, note que l’âne apparaît des dizaines de fois dans le Livre Sacré. Il en est déjà fait mention dans la Genèse.
Dieu y avertit Agar que son fils Ismaël «sera comme un âne sauvage; sa main sera contre tous, et la main de tous sera contre lui; et il habitera en face de tous ses frères». L’âne, lorsqu’il est non domestique, renvoie ainsi à la sauvagerie, à la non-civilisation.
L’âne bête de somme est considéré par les premiers juifs comme «impur», parce qu’il n’a pas le sabot fendu et qu’il ne rumine pas. Il n’est donc pas digne d’être sacrifié en offrande.
Au sein de ce mépris global, l’Ancien Testament raconte pourtant des histoires plus élogieuses. En particulier celle de la monture de Balaam, dans le Livre des Nombres. Le prophète envoyé par le roi Balak de Moab pour maudire Israël faisait chemin sur le dos d’une ânesse lorsque cette dernière stoppa net devant un ange. Celui-ci voulait signifier au prophète que sa mission était malvenue. Le sage, qui ne voyait pas l’envoyé du Seigneur, s’énerva devant le refus de sa monture (au demeurant parlante) d’avancer. Il alla jusqu’à la battre avant que l’ange ne lui apparaisse et qu’il lui explique son erreur.
Un âne plus clairvoyant qu’un prophète? Jacques Rime remarque que ce n’est pas le seul passage biblique où les ânes apparaissent comme des instruments, ignorés par l’homme, de la volonté divine.
Un épisode explique notamment que Saül rencontre le prophète Samuel en poursuivant un troupeau d’ânesses égarées. Le sage le consacre alors chef du peuple d’Israël. Saint Vincent de Paul a vu dans ce récit où Saül «cherche des ânesses et trouve un royaume» une leçon de foi, selon laquelle la Providence nous mène par des voies inattendues à découvrir plus que ce que nous espérions.
L’âne «instrument» des desseins du Très Haut trouve confirmation dans le Nouveau Testament. On pense que c’est sur cette monture que la sainte famille a fui en Egypte, même si ce n’est pas dans la Bible.
C’est également sur un ânon que Jésus entre à Jérusalem. Un épisode abondamment commenté par les exégètes, et qui revêt plusieurs interprétations possibles.
L’ânon, par sa petitesse, sa lenteur et sa fragilité, est un signe de l’humilité du Christ, note Jacques Rime. Le passage renvoie au prophète Zacharie qui annonçait: «Voici que ton roi s’avance vers toi; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne – sur un ânon tout jeune.» (Za 9,9)
Une monture «dont le Seigneur a besoin», précise Jésus aux disciples qui s’en vont chercher l’animal. Ou les animaux, car le texte biblique n’est pas très clair, et certains pensent que le Christ a pu être monté sur une ânesse accompagnée de son poulain.
Mais l’âne, alors que le cheval a été introduit tardivement en Palestine, a aussi longtemps été une monture de princes, utilisée pour la guerre. Dans le Livre des Juges, Déborah s’adresse aux puissants d’Israël en leur disant: «Vous qui montez des ânesses blanches, vous qui siégez sur des tapis, et vous qui marchez sur la route, parlez» (Jg 5,10) Pour l’abbé fribourgeois, l’entrée «asinesque» à Jérusalem a ainsi pu servir à souligner la royauté de Jésus.
L’âne de la crèche, accompagné du bœuf, ne se trouve que dans le texte apocryphe du Pseudo-Matthieu (VIe siècle). L’imagerie typique de la Nativité aurait été créée par saint François d’Assise. Alors que l’Ancien Testament interdit d’atteler un âne et un bœuf pour labourer un champ, certains perçoivent dans la présence conjointe des deux bêtes un symbole de la réconciliation de toutes les créatures, voire des juifs et des païens.
Des animaux donnant aux hommes des leçons de foi? Un phénomène en fait pas si rare dans le christianisme. Selon l’historien français Eric Baratay, l’animal peut servir de modèle de vertu. Les vies des saints, les exempla, attribuent parfois aux animaux «un comportement édifiant que les fidèles doivent méditer et imiter».
Les humains pourraient-ils ainsi trouver dans l’âne un sursaut de l’âme? Babalou a certainement été, par sa patience et sa fidélité sans faille, une source d’inspiration pour les participants au cortège de la Saint-Nicolas. Un âne qui a été finalement moins bête de somme que facteur d’éveil. (cath.ch/rz)
Pas de cortège pour Balou en 2021
Le remplaçant de l’âne Babalou, nommé Balou, a fait ses preuves en accompagnant son aîné lors du cortège de 2019. Il ne transportera cependant pas saint Nicolas sur son dos encore en 2021, le cortège ayant été annulé à Fribourg, comme en 2020, à cause des contraintes sanitaires. Le traditionnel marché du Bourg n’aura pas non plus lieu.
De nombreuses activités pour petits et grands sont néanmoins prévues entre les 4 et 5 décembre. Le discours de saint Nicolas sera en outre retransmis par la télévision régionale La Télé et sur internet. RZ
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/de-la-genese-a-la-st-nicolas-le-chemin-tortueux-de-lane/