«Charles de Foucauld est à l’origine de mon appel au sacerdoce», confie avec émotion Mgr Jean-Claude Boulanger, évêque émérite de Bayeux-Lisieux depuis juin 2020, et auteur de plusieurs ouvrages consacré à Charles de Foucauld.
«Quand on songe à la phrase de Paul VI selon laquelle «l’homme contemporain croit plus les témoins que les maîtres, l’expérience que la doctrine et les faits que les théories» (Evangelii Nuntiandi), en quoi Charles de Foucauld offre-t-il un modèle à suivre dans le monde actuel? Comment suivre ce modèle?
Charles de Foucauld est passé, de sa jeunesse jusqu’à ses vingt-huit ans, par une période qui l’a ébranlé profondément, une «nuit de la foi» mystique. C’était un jeune sans repères depuis la mort de ses parents et de son grand-père. Il était en recherche de sens, comme beaucoup de nos contemporains et en particulier les jeunes générations. Il avait plus de moyens de vivre que de raisons de vivre – là encore, parmi les jeunes, c’est souvent le cas. À ce titre, il parle beaucoup aux jeunes d’aujourd’hui. Il nous apprend à ne pas désespérer de Dieu. Il dira même: «Dieu se sert des vents contraires pour conduire sa barque au port».
Le grand enseignement de Charles de Foucauld, dites-vous à propos de sa prière d’abandon, est cet acte d’offrande, de confiance et de soumission à l’action divine. En quoi cette attitude est-elle difficile aujourd’hui pour nous modernes qui aimons avoir le contrôle sur tout? Dans une situation qui prête parfois au désespoir, comment passer, comme Charles de Foucauld, du «père pourquoi m’as-tu abandonné?» au «père, je m’abandonne à toi»?
Alors qu’il est dans une période incertaine de sa vie, Charles de Foucauld avait médité sur la dernière parole du Christ en croix. Il avait tout donné à Jésus et sa vocation lui semblait, subitement, remise en cause, parce que le Père abbé lui avait dit qu’il n’était pas fait pour être moine. Cette parole de Jésus devient la prière de tous les témoins. Il ne sait pas que cette prière va devenir le symbole et l’image de ce qu’il va vivre. Il va s’abandonner à Dieu, au Père abbé, à l’abbé Huvelin.
«Il avait plus de moyens de vivre que de raisons de vivre – parmi les jeunes, c’est souvent le cas.»
Bien souvent, on voudrait être en contact direct avec Dieu. Or, Charles de Foucauld a toujours fait confiance à ceux que l’Église mettait sur son chemin. Même si parfois, il réagissait de manière abrupte: quand Huvelin (son accompagnateur spirituel) lui a dit qu’il n’était pas fait pour conduire les autres ni pour fonder une congrégation, Charles de Foucauld lui a fait confiance tout en montrant son étonnement. Dieu se sert des médiations humaines si l’on fait confiance à l’Église pour nous conduire sur le chemin de la sainteté. Ce chemin, en ce qui concerne Foucauld, fut long: il a eu l’impression que Dieu l’avait abandonné, notamment lorsqu’il n’a plus eu de disciples. Il se considérait comme l’olive oubliée sur l’arbre après la cueillette.
On ne dit pas immédiatement: «Père, je m’abandonne à toi». C’est un combat spirituel. Il nous faut prendre le chemin qu’a tracé Charles de Foucauld.
Vous insistez, à propos du recours au terme de «Père» dans la prière d’abandon, sur la disparition du père dans le contexte culturel actuel, voire de sa mort. Vous écrivez aussi que «l’homme pécheur est celui qui refuse la paternité de Dieu». Comment concevez-vous cette «crise de la paternité» et de l’autorité paternelle dans notre société actuelle? Pourquoi la figure du Père nous est nécessaire aujourd’hui?
Depuis plusieurs années, j’accompagne un foyer de charité dans ma paroisse et je constate qu’il y a une crise profonde. La crise que nous vivons réside en ceci que les pères sont devenus des pairs. Ils n’acceptent pas la paternité, veulent être des amis de leurs enfants, semblables à eux. Ils restent parfois d’éternels adolescents. Pour devenir père, il faut accepter d’être dépossédé et mourir à son ego. Ce qui réjouit le cœur d’un père, c’est de voir ses enfants grandir, prendre leur autonomie, s’affirmer et parfois le contester.
«Charles de Foucauld a eu cette chance de rencontrer à travers l’abbé Huvelin un véritable père. À sa mort, il a pu dire: «c’était un père».»
Charles de Foucauld, lui qui a été abandonné dans son enfance (il perd son père et sa mère à l’âge de 5 ans), a reçu la grâce, en contemplant Jésus, de le contempler comme Père: père avec un cœur de mère. «Dieu est paternellement maternel», dit saint François de Sales.
Beaucoup de parents n’existent que par leurs enfants aujourd’hui, ils attendent tout d’eux. Leur couple est souvent fragile. Ils acceptent mal que leurs enfants prennent de la distance, se construisent à partir d’eux-mêmes. Charles de Foucauld a eu cette chance de rencontrer à travers l’abbé Huvelin un véritable père. À sa mort, il a pu dire: «c’était un père».
Vous rappelez le décès de Charles de Foucauld, retrouvé mort d’une balle dans la tête, le 1er décembre 1916 à Tamanrasset, martyr en quelque sorte de fanatiques islamistes mais ami des musulmans. Quel enseignement nous donne Charles de Foucauld sur ces questions?
Charles de Foucauld a toujours, un peu comme les moines de Tibhirine, voulu être l’ami des musulmans mais aussi des incroyants: militaires, chercheurs, touaregs. À cet égard, il a toujours fait la distinction entre l’Islam et les musulmans, à qui il doit beaucoup parce que ce sont eux qui, depuis son exploration du Maroc, avaient réveillé en lui cette soif d’absolu. Il n’était pas dupe face au mélange politique d’un certain Islam qui cherchait la domination. Il a compris combien c’était difficile pour eux de rompre avec leur mode de vie. Il faut se rappeler qu’il a été très proche des haratins, des esclaves noirs au service des touaregs, pauvres parmi les pauvres.
Au moment de sa mort, à Tamanrasset, les pillards avaient l’intention de l’enlever. Il était un otage précieux au moment de la Première guerre mondiale pour l’échanger contre d’autres djihadistes arrêtés. Le symbole de cette nuit est magnifique. Quand on a retrouvé son corps, l’Évangile était jeté à même le sable: il était en train de méditer la parole de Dieu. À côté, on a retrouvé le saint-sacrement qu’il était en train d’adorer, Dieu fait si petit et silencieux.
Pour lui, l’évangélisation dans le monde musulman passe par l’eucharistie célébrée et le Saint-Sacrement. Il ne parlait pas de proximité eucharistique mais de présence. C’est Jésus qui se donne à ceux parmi lesquels on vit. Enfin, il était en train d’écrire une lettre à sa sœur avec la phrase suivante: «On n’aimera jamais assez».
La spiritualité de Charles de Foucauld repose sur «trois E»: Évangile, eucharistie, évangélisation. Il a vécu dans un contexte particulier, au milieu des musulmans chez qui le mot «Dieu» est présent dans toutes les phrases. Notre contexte est différent, peut-être plus difficile que celui dans lequel il se trouvait: c’est un contexte de sécularisation où le mot «Dieu» a disparu. Il a voulu donner sa vie, malgré le danger, comme le grain de blé qui tombe en terre. Il n’a jamais douté qu’un jour les musulmans reconnaîtront Jésus comme Fils de Dieu. Il n’a pas renié les musulmans.
«Il ne parlait pas de proximité eucharistique mais de présence.»
En quoi Charles de Foucauld est-il aussi une figure éclairante pour établir une saine laïcité?
Charles de Foucauld a compris qu’on n’impose pas aux autres une civilisation ou une religion. Ce n’est pas par la force, mais par «l’apostolat de la bonté, de la proximité». Ce ne sont pas nos lois qui imposeront aux croyants leur mode de vie. Charles de Foucauld a beaucoup souffert de la présence coloniale de la France, en particulier en Algérie, où l’on imposait par la force notre culture. On imposait aux chefs touaregs d’apprendre le français et de parler cette langue avec les responsables administratifs. Charles de Foucauld a passé 11 ans à écrire un dictionnaire touareg-français et parlait la langue de ses peuples dans la perspective que l’Évangile puisse être traduit dans leur langue.
Imposer notre vision aujourd’hui à nos frères musulmans est néfaste. Il y aura toujours des intégristes, mais croire que la loi pourra imposer un mode de vie, c’est toucher à la conscience de l’être humain. Il ne peut qu’être invité à faire la démarche, mais on ne peut pas l’imposer par coercition. Charles de Foucauld a été meurtri de voir que les laïcistes de la fin du XIXe imposaient de construire des chapelles et de détruire des mosquées. Il y a une souffrance de voir comment la France de l’époque (années anticléricales) se comportait culturellement mais aussi religieusement.
Le pape François a conclu son encyclique Fratelli tutti (2020) par une mention faite à Charles de Foucauld. Vous qui êtes passionné de Charles de Foucauld, avez-vous retrouvé l’esprit du bienheureux dans l’encyclique? Le pape est-il un héritier de Charles de Foucauld?
J’en ai déjà parlé avec lui. Il aime beaucoup saint François d’Assise, qui disait que pour être frère des pauvres et des petits, il faut accepter de l’être soi-même. C’est le chemin de Charles de Foucauld: la première des Béatitudes concerne le pauvre de cœur. Comme saint François, Charles de Foucauld aura eu besoin de temps pour accepter sa pauvreté et devenir petit. Sans être petit, on ne peut devenir ami des petits. Le pape François traduit bien cette expression: seul le petit est capable de devenir un frère, répète-t-il, avec Charles de Foucauld. (cath.ch/imedia/at/hl/bh)
Mgr Jean-Claude Boulanger: La prière d’abandon – Un chemin de confiance avec Charles de Foucauld Ed. Artège.
Une campagne pour Charles de Foucauld
Mgr John Gordon MacWilliams, évêque de Laghouat, le diocèse algérien où est enterré Charles de Foucauld, se réjouit de l’annonce de la canonisation et espère pouvoir se rendre à Rome pour l’événement.
«Charles de Foucauld n’est pas très connu en Algérie où les chrétiens sont une toute petite minorité, moins d’1%», rappelle Mgr MacWilliam. Mais, si la plupart des Algériens ne le connaissent pas, «certains le voient d’abord comme un ancien soldat de l’armée française. Il rappelle donc l’époque coloniale. Pour d’autres, qui le connaissent un peu mieux, il apparaît comme une sorte de marabout, de sage; un homme de prière.
Il est en revanche très connu chez les missionnaires, mais aussi les migrants, les étudiants chrétiens subsahariens, et de quelques ouvriers ou d’expatriés. «Maintenant que la date est fixée, nous allons lancer une campagne pour faire davantage connaître la figure de Charles de Foucauld, assure Mgr MacWilliam.
Malgré les tensions diplomatiques actuelles entre la France et l’Algérie, l’évêque de Laghouat ne pense pas que la canonisation risque de poser problème, «Car la canonisation est l’affaire de l’Église catholique et il est important de le rappeler. Charles de Foucauld est proclamé saint en tant qu’homme d’Église et homme de prière.» HL
I.MEDIA
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