Au cours des derniers mois, les partisans et les adversaires de l’avortement ont rarement livré des batailles publiques aussi féroces. Manifestations et contre-manifestations se déroulent dans de nombreuses villes, de la capitale Washington à la métropole de la côte ouest Los Angeles, mais aussi par exemple à Springfield dans l’Illinois, St.Louis dans le Missouri ou Augusta en Géorgie, rapporte le journaliste de l’hebdomadaire catholique allemand Tagespost Maximilian Lutz.
Des semaines et des mois décisifs en perspective
Militants, observateurs, juristes sont tous d’accord. Les Etats-Unis vont faire face à des semaines et des mois décisifs sur la question de l’avortement.
La Cour suprême a entamé le 1er novembre 2021 l’examen de la loi du Texas. Dans cet Etat du Sud, la loi sur l’avortement la plus restrictive du pays est entrée en vigueur le 1er septembre. Elle interdit les avortements dès qu’un battement de cœur de l’enfant à naître peut être détecté, de facto à partir de la sixième semaine de grossesse.
" Le souci de lutter contre l’avortement ne doit pas conduire à une culture de délation mutuelle»
En utilisant toutes les subtilités du droit américain et la distinction des compétences entre les tribunaux de chacun des Etats et les tribunaux fédéraux, cette loi a été délibérément conçue pour être difficile à contester. Elle présente une situation inédite. En effet ce ne sont pas les autorités de l’État du Texas qui sont chargées de vérifier si elle est respectée. En revanche, les particuliers peuvent signaler un avortement planifié ou pratiqué. Les tribunaux peuvent alors agir en ouvrant une enquête. Les plaignants qui signalent des violations se voient offrir des récompenses d’au moins 10’000 dollars. Le fait d’aider ou d’encourager un avortement, par exemple en conduisant une femme souhaitant se faire avorter dans une clinique, est également puni par la loi. Les femmes souhaitant avorter ne seraient cependant pas poursuivies.
Le président Joe Biden a vigoureusement dénoncé cette loi qu’il considère comme un «défi ouvert» à la constitution. Le ministère de la justice a dès lors fait appel à la Cour suprême pour y mettre un terme. Mais jusqu’à ce que le tribunal prenne une décision, la loi restera en vigueur.
Tous les militants américains du droit à la vie n’ont pas fait l’éloge de la loi texane. Des voix conservatrices se sont également élevées, applaudissant la fin mais pas les moyens. Le souci de lutter contre l’avortement ne doit pas conduire à une culture d’espionnage et de délation mutuelle, ont-ils objecté.
Avorter après 15 semaines?
Au début décembre, la Cour suprême commencera les auditions sur une affaire qui pourrait bien davantage bouleverser la situation juridique actuelle. Dans la cause «Dobbs vs. Jackson Women’s Health Organisation», les hauts magistrats se pencheront sur une question aussi simple que capitale: toutes les interdictions d’avorter avant que l’enfant ne soit viable hors de l’utérus sont-elles anticonstitutionnelles? Une décision est attendue d’ici juin 2022.
«Ce débat pourrait remettre en cause le célèbre arrêt de principe de 1973 «Roe versus Wade», qui sert de base légale à l’avortement aux Etats-Unis»
La seule clinique d’avortement du Mississippi, la «Jackson Women’s Health Organisation» a intenté un procès contre une loi qui interdirait les avortements à partir de la 15e semaine de grossesse, sauf dans quelques cas particuliers (la majorité des pays occidentaux connaissent un délai de 12 semaines NDLR). La loi avait été promulguée en 2018, mais elle est actuellement annulée par un tribunal fédéral.
Ce débat pourrait bien remettre en cause le célèbre arrêt de principe de 1973 «Roe versus Wade», qui sert depuis de base légale à l’avortement aux Etats-Unis. La Cour suprême, aujourd’hui composé de juges à majorité conservateurs, pourrait en effet abolir cette disposition. Pour les conservateurs, «le temps est venu de renverser Roe».
Une base constitutionnelle faible
Que dit exactement le fameux arrêt «Roe vs Wade»? La Constitution américaine ne mentionne aucun droit positif à l’avortement. En 1973, les juges ont invoqué le «droit à la vie privée» (right to privacy), dérivé du 14e amendement de la Constitution, pour dire que les réglementations trop restrictives des États en matière d’avortement étaient anticonstitutionnelles. Les juges ont proposé ce compromis pour répondre à l’intérêt impérieux de l’État à protéger à la fois la santé de la femme enceinte et l’enfant à naître.
Dans la pratique, les avortements sont autorisés quasiment sans restrictions au cours du premier trimestre d’une grossesse. Du quatrième au sixième mois, les Etats peuvent autoriser le recours à l’avortement pour protéger la santé ou la vie de la mère. A partir du moment où le fœtus serait viable en dehors de l’utérus, ce que la Cour a fixé aux alentours de la 24e semaine , les avortements ne sont en principe plus possibles. Un arrêt de 1992, «Planned Parenthood vs Casey», a confirmé cette interprétation.
Les juges hésitent à violer le précédent judiciaire
Depuis longtemps, les experts juridiques, pas seulement conservateurs, considèrent que l’arrêt «Roe vs. Wade» est constitutionnellement fragile. Si la situation juridique a néanmoins perduré jusqu’à ce jour, c’est parce que les juges de la Cour suprême sont réticents à aller à l’encontre d’un précédent qu’ils ont eux-mêmes établi et qui fait jurisprudence depuis presque 50 ans.
Les partisans d’une interprétation littérale de la Constitution, les «originalistes», sont d’accord pour estimer que »Roe vs. Wade» ne peut être considéré comme contraignant car il n’a pas de base constitutionnelle véritable. Pour l’un d’eux, l’avocat John Finnis, qui enseigne actuellement à l’université catholique Notre Dame dans l’Indiana, «le fait qu’une décision contraire à la loi dure pendant 30 ou 50 ans, ne change rien à l’approche rationnelle.»
John Finnis voit deux possibilités. Le premier scénario: les juges de la haute cour concluent que le «droit à la vie privée», découlant du 14e amendement, n’inclut pas la liberté de choisir l’avortement. Les circonstances dans lesquelles les avortements seraient alors autorisés et leur réglementation seraient du ressort de chaque État fédéral.
«Le président Biden est accusé d’être une marionnette du lobby de l’avortement»
Deuxième scénario, très improbable: la Cour suprême décide que les mêmes droits personnels s’appliquent aux enfants à naître et aux enfants nés, puisque la Constitution garantit la même protection juridique à chaque personne. Les avortements ne seraient alors possibles que si la vie ou la santé de la mère étaient menacées. Ce deuxième scénario aurait une portée beaucoup plus grande et signifierait une rupture totale avec la vision juridique précédente.
Vers un patchwork légal?
Sans pour autant annuler complètement l’arrêt «Roe vs wade», le jugement de l’affaire «Dobbs» pourrait remettre la législation sur l’avortement entre les mains des États. On aurait alors un patchwork légal. Selon l’Institut pro-Choice Guttmacher, l’avortement serait largement interdit ou fortement réglementé dans au moins 22 États; tandis que dans au moins 14 États un droit explicite à l’avortement s’appliquerait. Dans les autres États, de nouvelles lois devraient d’abord être adoptées, mais la tendance irait surtout vers des normes restrictives.
Les démocrates peuvent-ils faire passer une loi libérale sur l’avortement ?
En face, les défenseurs de l’avortement veulent prendre des dispositions au cas où la Cour suprême restreindrait effectivement l’accès à l’IVG. Pour eux, il n’y a qu’un seul moyen de le faire: adopter une loi fédérale qui primerait sur les réglementations des différents États. Les démocrates en rêvent depuis longtemps, car ils savent que «Roe vs. Wade» n’est pas gravé dans le marbre.
Le président Biden lui-même a annoncé l’objectif d’inscrire dans la loi un droit à l’avortement. Bien qu’il rejette l’avortement à titre privé selon ses déclarations, il suit sur ce point la ligne progressiste du parti démocrate. Ce qui lui vaut d’être accusé par les républicains et par de nombreux catholiques d’être une marionnette du lobby de l’avortement.
A fin septembre, les démocrates du Congrès et de la Chambre des représentants, ont adopté la «loi sur la protection de la santé des femmes» qui ancrerait la situation juridique actuelle dans tout le pays. Les républicains, les pro-vie et certains évêques catholiques ont vigoureusement mis en garde contre cette loi. Mais de fait, il est pratiquement impossible que le Sénat l’approuve, car les démocrates ne disposent pas de la majorité qualifiée nécessaire de 60 voix sur les 100 sénateurs.
On le voit, la bataille pour ou contre l’avortement est certainement loin d’être achevée aux Etats-Unis. (cath.ch/tg/mp)
Maurice Page
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