Christophe Herinckx/Dimanche
La foi est-elle une superstition? Question provocante s’il en est, adressée à tous les croyants par la critique moderne. Interpellation pertinente néanmoins, car des formes de superstition peuvent parfois se glisser subrepticement dans la pratique religieuse, comme l’ivraie qui se mêle au bon grain. Comment alors distinguer la superstition de la foi?
A la fin du Moyen Age chrétien, le terme «superstition» désignait, par opposition à la «vraie foi», la «religion des idôlatres», c’est-à-dire globalement celle des croyants polythéïstes, réputés vénérer de faux dieux dans des objets sacrés. Plus tard, ce sont les catholiques qui ont été accusés d’idolâtres par certains protestants, qui visaient en particulier le culte de la Vierge Marie et des saints, mais aussi la croyance en la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, toutes choses considérées comme des superstitutions.
Bref, dans le contexte du christianisme médiéval et de la Renaissance, la foi est clairement distinguée de la superstition, ne fût-ce que par leur objet respectif: le vrai Dieu d’un côté, les idoles de l’autre.
Au XVIIe siècle, l’avènement de la philosophie rationaliste va amener une autre distnction: celle entre science et superstition. Pour les philosophes dits «des Lumières» et leurs successeurs, la connaissance de la nature doit être fondée sur l’observation des phénomènes naturels et la raison, par opposition à la supersition qui croit connaître, mais qui s’appuie sur des croyances irrationnelles en des forces surnaturelles. Par exemple: un orage est un phénomène dont on peut déterminer les causes physiques, et non le fait d’un dieu qui frappe son marteau sur une enclume…
Avec le projet de développer une religion qui soit conforme à la raison, certains philosophes modernes – tels Spinoza ou Hegel – vont ravaler la foi religieuse, et en particulier la foi chrétienne, à une superstition irrationnelle. Pour Feuerbach (1804-1872), la croyance en Dieu est le résultat d’un processus par lequel l’humain, marqué par la finitude, projette son désir d’infini sur un être infini imaginaire. Nietzsche reprendra cette idée à son compte, tandis que Marx et Freud développeront leurs propres critiques de la religion.
Ces penseurs de l’athéisme moderne vont ébranler durablement la foi chrétienne. Les différentes Eglises en Occident, en particulier leurs pasteurs et théologiens, vont dès lors devoir relever un défi inédit: comment rendre compte de la foi alors que son fondement premier, à savoir l’existence même de Dieu, est mis en question de façon radicale?
S’est ensuivi un travail de longue haleine, marqué par de nombreux débats et disputes entre tenants d’une rationalisation du christianisme, qui n’en retenaient plus que les aspects purement humains, et tenants d’une foi fondée sur la seule autorité de «Dieu se révélant».
Ce fut ce qu’on a appelé la «crise moderniste», qui finit par aboutir à un nouvel équilibre entre science, raison et foi – équilibre dont nous récoltons les fruits aujourd’hui encore.
Concernant la foi, justement, l’Eglise catholique a réaffirmé qu’elle ne s’oppose pas à la raison, mais la présuppose au contraire. Seuls des êtres doués de raison, ainsi que de volonté et de liberté, sont capables d’accueillir la révélation de Dieu par la foi.
Au concile Vatican I déjà (1870-1871), l’Eglise a d’ailleurs affirmé solennellement qu’une connaissance naturelle de Dieu était possible, dans une certaine mesure. La raison humaine peut reconnaître qu’un «principe» transcendant est à l’origine de toutes choses, même si cette transcendance dépasse notre science humaine. Autrement dit, la raison peut reconnaître… raisonnablement qu’il existe un au-delà de la raison.
C’est là qu’intervient la foi: en accueillant la révélation du Dieu inconnu qui se fait connaître en Jésus-Christ. La foi, en ce sens, permet à la raison de se dépasser elle-même tout en s’accomplissant. La foi apporte quelque chose que la raison ne peut se donner à elle-même: une relation vivante avec le Dieu vivant, qui dépasse la sphère rationnelle de l’homme, sans toutefois rejeter la raison.
Dans cette perspective, la foi n’est donc pas irrationnelle. En ce sens, elle se démarque clairement de la superstition qui, elle, s’apparente à une tournure d’esprit magique. Le Petit Robert, dictionnaire de référence de la langue française, la définit comme suit: «Comportement irrationnel, généralement formaliste et conventionnel, vis-à-vis du sacré; attitude religieuse considérée comme vaine». Cette définition, parmi tant d’autres qui se sont succédé depuis trois siècles, a le mérite de la synthèse.
La superstition est effectivement une «attitude religieuse», au sens où elle se rapporte au «sacré, mais sans que ce dernier soit toujours clairement identifié. Il peut s’agir d’un «surnaturel» anonyme, du destin, de la chance, du hasard. Mais également d’un dieu ou de Dieu… que l’on tente de se rendre favorable, ou que l’on cherche au contraire à éloigner, à travers des gestes, des rites, des paroles prêts à l’usage. Un usage qui se transmet souvent de génération en génération, sans qu’on s’interroge sur son fondement.
Souvent associée à la croyance, la superstition peut également découler de la non-croyance. Lorsque l’on n’a pas foi en Dieu, la tendance religieuse humaine se reporte parfois sur les choses les plus banales: jouer à la loterie un vendredi 13, éviter de passer sous une échelle, ou toucher du bois pour que tout continue d’aller bien.
La superstition peut aussi se traduire dans des pratiques très élaborées, comme on en trouve dans des civilisations du passé, mais également aujourd’hui. Elle manifeste alors une conception magique du rapport de l’humain au monde du surnaturel ou du divin. En accomplissant certains rites, en particulier des sacrifices, on pense agir sur la divinité, qui est alors censée réagir en accédant à nos demandes de toutes sortes, dans une logique de donnant-donnant. Parfois, le rituel est même considéré comme efficace en soi, provoquant automatiquement le retour favorable du «divin».
C’est cette attitude-là que la Bible rapproche de l’idolâtrie, qui fait des forces invoquées un dieu ou une déesse à l’image de l’humain, au service de la volonté de l’humain. Volonté de puissance, de richesse, de victoire sur l’ennemi. Une attitude qui est donc à l’exact opposé de celle de la foi dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob… et de Jésus-Christ.
Là où la superstition pense pouvoir maîtriser les forces divines ou obscures à ses propres fins, la foi est confiance en l’agir de Dieu en nous et pour nous. Là où la superstition veut plier le surnaturel ou le Dieu vivant à notre volonté, la foi est lâcher-prise, abandon à la volonté d’amour de Celui qui libère l’humain, y compris de lui/elle-même, pour le/la mener à la communion avec Lui.
Que l’on ne s’y trompe pas: la superstition comprise en ce sens n’est pas l’apanage des idolâtres non chrétiens. Tout comme une vraie foi peut être vécue en dehors du monde chrétien. Les apparences de la piété peuvent cacher une tournure d’esprit superstitieuse, tout comme certaines pratiques qui nous semblent douteuses peuvent receler une foi authentique. Dieu seul voit ce qui se passe dans les cœurs, y compris le nôtre.
La tentation de la superstition et de l’idôlatrie traverse toute l’histoire d’Israël, comme celle de l’Eglise, et celle de tous les humains. Notre foi a sans cesse besoin de se purifier, ou plutôt de se laisser purifier par Celui qui seul peut combler nos cœurs, et dont le don dépasse infiniment tout ce que nous pouvons désirer. Ce qui compte, et ce qui dépend de nous seuls, c’est de choisir de mettre notre confiance en Dieu, ou de vouloir mettre Dieu à notre service. (cath.ch/dimanche/ch/bh)
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